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« La dispersion du travail doit être davantage prise en compte »

Enjeux | publié le : 13.12.2011 | Gaëlle Picut

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« La dispersion du travail doit être davantage prise en compte »

Crédit photo Gaëlle Picut

Les salariés sont amenés à fragmenter en permanence leur activité. Cette dispersion du travail a tendance à se généraliser et à se banaliser. Or, elle peut être à la fois source de compétences et de souffrances. Au-delà des réponses individuelles, la gestion de la dispersion interroge le collectif et l’organisation du travail.

E & C : Comment caractériser la dispersion au travail et quelles en sont les principales causes ?

Caroline Datchary : La dispersion est le fait de devoir faire plusieurs choses dans un laps de temps très court. Face aux modifications de dernière minute, sollicitations diverses, arbitrages permanents, le travailleur est contraint à une forte réactivité. Il doit faire face à des engagements multiples, hétérogènes, voire conflictuels, tout en restant concentré sur sa tâche principale. La dispersion n’est ni bonne ni mauvaise en soi. Ce terme doit être défait de sa connotation morale, car la dispersion peut être appréhendée positivement ou négativement selon les acteurs et les situations.

Les causes en sont à la fois micro et macroéconomiques. Les transformations structurelles du monde du travail – raccourcissement des délais, diffusion massive des TIC et leurs usages, métamorphose des formes de planification, développement du management par projet… – ont favorisé le phénomène. Les environnements de travail sont devenus instables et les personnes sont sommées de reconfigurer en permanence leur activité et de trouver des compromis pour atteindre leurs objectifs.

E & C : À partir de l’étude de divers milieux professionnels, vous montrez que la gestion de la dispersion crée de la compétence mais aussi de la souffrance.

C. D. : Il y a de très nombreuses façons de gérer la dispersion. Certains essayent de la prévenir, d’autres la gèrent en direct, en fragmentant leur activité ou en essayant de filtrer les problèmes. Cela nécessite des compétences plus ou moins spécifiques : agilité temporelle, maîtrise des TIC, compétence à évoluer dans un collectif de travail… L’expérience et l’habitude sont décisives pour mieux gérer la dispersion. Par ailleurs, celle-ci peut créer une certaine excitation, car elle est associée à la nouveauté, au changement et au dynamisme.

Mais lorsque l’exposition à la dispersion se prolonge, cela accroît la charge au travail. Ce constat vaut pour les charges physiques – fatigue liée à la pression temporelle –, psychiques – maîtrise émotionnelle, hantise de l’échec – et cognitives – interruptions incessantes. Par exemple, j’ai observé des torsions et des étirements corporels chez les managers lorsqu’ils avaient à faire face à des situations dispersives. Cette observation peut être rapprochée de l’augmentation des troubles musculo-squelettiques dans les professions à dominante intellectuelle.

J’ai également noté un sentiment croissant des activités empêchées. Face au poids grandissant des activités de gestion, de traitement des appels ou des e-mails, etc., les managers ont parfois le sentiment de ne pas pouvoir faire ce qu’ils considèrent comme leur “vrai travail”. Par conséquent, une exposition trop forte ou trop longue à la dispersion n’est pas tenable sur le long terme, car elle nécessite un bon état physique et émotionnel.

E & C : Au-delà des réponses individuelles, quels peuvent être la prise en compte et le traitement de la dispersion au niveau du collectif ?

C. D. : Le collectif de travail et l’environnement, à la fois en termes d’équipement, de technologie et d’aménagement spatial, sont très importants pour la prise en charge et la gestion de la dispersion. La coopération et le travail en équipe deviennent à la fois plus nécessaires mais aussi plus complexes. Par ailleurs, pour que cela fonctionne, il faudrait que les collectifs de travail soient un minimum stables. Or, ils sont de plus en plus hétérogènes et temporaires. Selon les milieux professionnels, l’environnement de travail est plus ou moins pensé pour gérer la dispersion. Ainsi, pour les traders, il est conçu au mieux aux niveaux technique et humain – mur d’écrans, surbrillance, équipe humaine autour de lui pour l’aider à ne pas être interrompu… Mais concernant les managers, c’est souvent à eux de centraliser et de hiérarchiser les sollicitations qui leur arrivent à travers différents canaux.

Par ailleurs, le niveau d’équipement seul ne suffit pas, il faut également veiller au degré de maîtrise et de familiarité, à l’existence ou non de prescriptions d’usage, aux formes de complémentarité mais aussi de concurrence qui peuvent exister entre les différents outils. Certaines entreprises cherchent par exemple à aider leurs salariés à rationaliser leurs boîtes mail en diffusant des guides d’utilisation de la messagerie électronique. Ainsi, il ne suffit pas de mettre en place des solutions individuelles sous forme de coaching ou de formations externes, il faut également analyser la façon dont est configurée la situation de travail, tant d’un point de vue organisationnel que technologique. À l’heure actuelle, la dispersion reste relativement invisible ou enfermée dans des interprétations morales ou pathologiques.

E & C : Comment les DRH peuvent-ils prendre part à cette réflexion ?

C. D. : Ils pourraient participer à la formalisation des situations de travail propices à la dispersion et à la reconnaissance des charges et des compétences pour y faire face. Cela favoriserait une réelle prise en compte des situations dispersives et leur traitement approprié au sein de l’organisation. Lors d’entretiens que j’ai menés auprès de responsables des ressources humaines, la capacité à se disperser était effectivement considérée comme une qualité essentielle pour assurer la fonction de manager. Pourtant, aucun vocabulaire stabilisé n’existe pour reconnaître ces compétences, comme le prouve la variété des différentes expressions entendues : savoir passer du coq à l’âne, avoir plusieurs casseroles sur le feu, l’intelligence de la situation, etc. Par ailleurs, il existe encore trop peu de procédés d’évaluation et de formation. Les DRH pourraient réfléchir à des formations internes qui prendraient en compte la réelle charge de travail associée à l’environnement professionnel et qui viseraient à apporter des solutions. Sinon, en cas de situation d’échec, la tentation est de se contenter de changer d’individu, de le “brûler”, au risque de faire vivre les mêmes difficultés à la personne suivante.

PARCOURS

• Caroline Datchary est sociologue, maîtresse de conférences à l’université de Toulouse.

• Elle est auteure de La Dispersion au travail (Octarès, 2011) où elle observe quatre milieux professionnels : salariés d’une agence événementielle, managers, conducteurs de travaux dans l’assainissement, traders en salles de marché.

LECTURES

• Accélération : une critique sociale du temps, Harmut Rosa, La Découverte, 2010.

• Basses œuvres : une ethnologie du travail dans les égouts, Agnès Jeanjean, Les éditions du CTHS, 2006.

• Communication et intelligence collective : le travail à l’hôpital, Michèle Grosjean et Michèle Lacoste, PUF, 1999.

Auteur

  • Gaëlle Picut