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« Les directions d’entreprise se sont transformées en théâtre d’ombres »

Enjeux | publié le : 08.11.2011 | PAULINE RABILLOUX

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« Les directions d’entreprise se sont transformées en théâtre d’ombres »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

L’organisation du travail en flux tendu, le management par projet et la logique des compétences obligent chaque salarié à intérioriser des règles dont plus personne ne semble responsable. Le système fonctionne tout seul et le travail s’accomplit sans qu’il soit commandé.

E & C : Le système de pouvoir en entreprise s’est progressivement désincarné, selon vous. Pourquoi et comment ?

Jean-Pierre Durand : On accorde beaucoup d’importance aux modes de management. Pourtant, depuis le début des années 1990, le modèle japonais du lean management introduit dans les entreprises permet, contrairement à ce que suggère l’emphase mise sur le discours managérial, de faire l’économie du management direct. La production en flux tendu avec une main-d’œuvre réduite revient à faire passer le pouvoir de commandement, précédemment incarné par le chef, dans les contraintes imposées par le flux de production. Les salariés, pressés par les conditions de production ou du service, n’ont plus d’autre choix que de s’autogouverner pour faire en sorte que le travail s’accomplisse. Cette contrainte est d’autant plus forte que n’existe ni stock de sécurité ni travailleurs en nombre suffisant pour prendre le relais en cas de défaillance et, en quelque sorte, diluer la responsabilité de chacun. Le management s’est objectivé dans le système au lieu d’émaner de l’encadrement. Il s’est pour ainsi dire “naturalisé”. C’est la réalité objective qui contraint et non plus la parole de l’autre. Plus personne n’est responsable de la situation. Plus personne n’y peut rien. On fait les choses parce qu’il le faut, non plus parce qu’elles sont commandées. Le manager est pour sa part happé par les tâches de reporting qui n’ont d’autre utilité que de vérifier que les objectifs ont été atteints – ou de maquiller la réalité pour qu’ils paraissent l’avoir été – et de fixer de nouveaux objectifs toujours plus ambitieux, soumettant davantage les salariés au système. Cette dilution des responsabilités, valable aussi bien dans le secteur industriel que dans celui des services, est encore renforcée par le fait que les responsables ultimes ne peuvent plus être rencontrés : des consultants qu’on n’a jamais vus, une direction générale si lointaine qu’elle n’est plus incarnée, et le pouvoir parfaitement anonyme des actionnaires. Les directions d’entreprise se sont transformées en théâtre d’ombres et, sur le terrain, tout le monde joue le jeu sans que personne n’en conteste réellement les règles. La fonction managériale s’est absentée tout en gagnant en efficacité.

E & C : Cela change-t-il la nature du pouvoir dans l’entreprise ?

J.-P. D. : Oui, tout à fait. Les managers ne sont pas moins nombreux, seulement, ils ne commandent plus, ou a minima. Plus qu’exercer une fonction coercitive, les cadres, par leur nombre et par la nouvelle culture entrepreneuriale dont ils se font le relais, servent davantage à justifier le système qu’à le mettre en œuvre. Ils sont devenus les garants de la logique organisationnelle globale que chacun doit intégrer : “On ne peut plus faire autrement”, mais, plus encore, il semble qu’on ne puisse même plus penser autrement. Tout le monde récite la même chose et le système marche tout seul. L’entreprise est devenue totale en ce sens qu’aucune logique extérieure ne vient la contester. Seulement, là où l’on pouvait être éventuellement en défaut par rapport aux ordres du chef, ce sont maintenant les collègues qu’on ne peut décevoir. Tout manquement individuel retentit immédiatement sur les autres. Le regard des collègues devient déterminant. Ce type de pouvoir dans l’entreprise est corrélatif du management par projet, car ici, c’est le groupe qui est collectivement responsable des objectifs. Le “maillon faible” est exclu ou se rompt, avec les conséquences que l’on connaît sur la santé des travailleurs. Les risques dits “psychosociaux” ne sont pas des risques au sens strict, c’est-à-dire des menaces, mais bien des troubles avérés, des dysfonctionnements physiques ou psychologiques. Ils ne sont pas “psychosociaux” en ce qu’ils aggraveraient des fragilités psychiques préexistantes mais “socio-psychiques”, car c’est l’organisation elle-même qui peut rendre malade dès lors que l’espace de liberté se restreint jusqu’à l’insupportable, à mesure que les exigences se multiplient.

E & C : Comment cette responsabilité collective se concilie-t-elle avec l’individualisation des conditions de travail et de rémunération ?

J.-P. D. : L’individualisation des conditions de travail et de rémunération est justifiée par la référence à la logique des compétences. Celle-ci ne recouvrant plus la seule qualification propre au métier, mais la qualification assortie de ces caractéristiques supposées individuelles que sont les comportements. Les évaluations sont là, soi-disant, pour rendre compte de cet aspect du travail. Mais, outre le fait que toute évaluation, même quand elle s’exprime dans un élément aussi apparemment objectif qu’une note, reste toujours subjective, les évaluations servent rarement de base aux évolutions de carrières. Ces dernières sont souvent plus horizontales que verticales aujourd’hui. Même en cas de progression de carrière, ce ne sont pas forcément les mieux notés qui progressent mais plutôt ceux qui disposent dans l’entreprise du meilleur réseau relationnel. L’évaluation est donc surtout une étape qui permet au salarié d’intérioriser la nécessité de remplir les objectifs qui sont fixés.

E & C : Ce pouvoir, que vous décrivez comme de plus en plus coercitif, peut-il rencontrer sa limite ?

J.-P. D. : Flux tendu, travail en groupe et modèle de la compétence constituent les trois piliers du nouveau fonctionnement organisationnel des entreprises. Il permet en interne d’accroître la productivité en augmentant le pouvoir de contrainte au travail. En externe, le chômage de masse joue le même rôle, dans le sens où la situation concurrentielle qu’il induit tend à faire baisser le coût du travail. Toute la question étant de savoir combien de temps un système capitaliste, évidemment fondé sur le profit, pourra s’offrir le luxe de financer le coût du chômage et de l’assistance aux plus démunis pour maintenir la paix sociale et continuer de minimiser les coûts salariaux. Les atteintes à la santé des travailleurs et l’absurdité d’un système qui génère ce poids colossal de prise en charge du non-emploi sont peut-être les seuls moyens de contre-balancer un système qui semble autrement sans limite. Car, par principe, il est fondé sur la croissance, c’est-à-dire le toujours plus. À moins que cette logique ne finisse par balayer du paysage global les moins performants dans cette course au rendement, à commencer peut-être par les pays de la zone euro.

PARCOURS

• Jean-Pierre Durand est professeur de sociologie à l’université d’Évry, où il a fondé le laboratoire de sociologie Pierre-Naville. Spécialiste du travail et de l’entreprise, il s’est intéressé très tôt aux transformations sociales liées à la généralisation des TIC en France comme à l’étranger.

• Il est l’auteur de nombreux ouvrages. Il a notamment coordonné, avec Danièle Linhart, Les Ressorts de la mobilisation au travail (Octarès, 2005), et avec Marnix Dressen, un ouvrage intitulé La Violence au travail (Octarès, juin 2011).

LECTURES

• Travail, les raisons de la colère, Vincent de Gaulejac, Seuil, 2011.

• Travailler sans les autres ?, Danièle Linhart, Seuil, 2009.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX