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FORFAIT JOURS DES CONTRATS À RECADRER

Enquête | publié le : 11.10.2011 | ÉLODIE SARFATI

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FORFAIT JOURS DES CONTRATS À RECADRER

Crédit photo ÉLODIE SARFATI

La Cour de cassation a rappelé en juin que les forfaits-jours ne dispensent pas les employeurs de contrôler la charge de travail des salariés concernés. Peu enclins à rouvrir des négociations, les DRH préfèrent renforcer les outils de suivi, en particulier les entretiens. Mais les garde-fous n’empêchent pas toujours les excès, d’autant que le forfait-jours est désormais appliqué à de nombreuses catégories de salariés dont l’autonomie est discutable.

Le 22 septembre dernier, Luc Greth-Merenda, DRH de Wurth, rencontrait ses interlocuteurs syndicaux en commission de suivi de l’accord temps de travail. Au menu, une relecture attentive des règles régissant l’application des forfaits-jours dans l’entreprise : « Nous sommes tous convenus que notre accord, qui prévoit une amplitude de travail de 10 heures maximum, était conforme aux réglementations sur la durée du travail et le droit au repos », se félicite-t-il.

Ce réflexe, beaucoup de DRH l’ont eu après l’arrêt rendu le 29 juin par la Cour de cassation, qui a condamné une entreprise à payer des heures supplémentaires à un salarié en forfait-jours, au motif d’un contrôle défaillant de sa charge de travail. Ce faisant, elle a admis la légalité de ce système dérogatoire propre au droit français, mais également rappelé deux principes : d’une part, l’accord collectif qui les encadre doit prévoir un certain nombre de garde-fous destinés à protéger la santé du salarié, d’autre part, ceux-ci doivent être effectivement appliqués.

Entretien de suivi de la charge de travail

Sur le premier point, Yves Barou, président du Cercle des DRH européen, se veut rassurant : « L’accord de la métallurgie, que la Cour de cassation a considéré comme suffisant, est moins précis que beaucoup d’accords d’entreprise. Selon moi, elle ne pousse pas à réécrire les accords. » Avis nuancé par Stéphane Béal, avocat au cabinet Fidal : « Les accords d’anticipation conclus avant la loi Aubry, comme ceux conclus après la loi de 2008 (qui ne rend plus obligatoire la négociation des modalités de suivi de la charge, NDLR) ne comportent pas tous la tenue d’un entretien de suivi de la charge de travail. Lequel doit être, à mon sens, inscrit dans le texte. » Sans compter que l’arrêt de la Cour de cassation laisse planer quelques zones d’ombre (lire p. 32).

C’est pourquoi, dans le groupe SGS, on préfère jouer la sécurité en « posant le principe d’un temps de travail de 48 heures hebdomadaires maximum pour les cadres au forfait-jours », indique Laurent Pinède, DRH du pôle pétrole et industrie. À cette fin, des avenants aux contrats de travail et à l’accord en vigueur, signé en 2000, ont été soumis aux partenaires sociaux.

Mais rares seront les entreprises à aller sur ce terrain-là, avance Jean-Christophe Sciberras, président de l’ANDRH : « Elles ne veulent pas rouvrir la boîte de pandore d’une négociation qui a été longue et difficile. Elles vont plutôt chercher à améliorer les processus internes pour se conformer à la jurisprudence. » Ainsi, la fédération Syntec, malgré des décisions de justice qui ont pointé les limites de l’accord de branche (lire p. 36), conclu avant la loi Aubry, juge que la convention collective offre malgré tout des garanties suffisantes : « Nous avons indiqué aux organisations syndicales que nous souhaitons, dans le cadre des négociations en cours relatives à un accord sur la santé et les risques psychosociaux, envisager le développement d’éléments pratiques et pédagogiques pour aider les entreprises sur la mise en œuvre des dispositions prévues par la CCN », indique simplement Max Balensi, le délégué général.

Campagne de sensibilisation

Reste à voir jusqu’où les syndicats porteront le fer. Chez Décathlon, plusieurs organisations ont monté des actions aux prud’hommes (lire encadré p. 33). Le 30 septembre, la CFE-CGC a lancé une campagne de sensibilisation auprès de ses militants, incités à obtenir la renégociation des accords pour tenter d’avoir gain de cause sur les revendications de la centrale : repos quotidien de 13 heures et hebdomadaire de 48 heures, plafond de 218 jours travaillés, salaire minimum de 3 262 euros par mois (le salaire charnière de l’Agirc).

Pour autant, il s’agit, explique son président Bernard Van Craeynest, de mettre fin aux « abus favorisés par les assouplissements successifs de la législation », non de remettre en question la légitimité d’un système qui, en dix ans, s’est imposé dans les entreprises. Selon la Dares, les forfaits-jours concernent 12 % des salariés à temps complet, contre moins de 10 % fin 2007. Les secteurs de la finance, de l’assurance et de la communication en sont les plus friands : pas moins de 27 % de leurs effectifs y sont soumis. Un succès qui, il est vrai, s’apparente aussi à un excès. « Comme les forfaits-jours annulent 90 % de la problématique des heures supplémentaires, la tentation de l’étendre à des personnes sans réelle autonomie a été grande », euphémise Nicolas Billon, avocat au cabinet Simon Associés. « On voit des agents de maîtrise au forfait-jours alors qu’ils font face à des contraintes d’organisation énormes, confirme Gilles Karpman, directeur du cabinet Idée Consultants. Dans l’industrie du nettoyage, des responsables de secteur tournent sur les chantiers, tôt le matin, jusque tard le soir. Pour eux, le forfait-jours s’est traduit par l’impossibilité de réclamer des heures supplémentaires tout en travaillant 60 heures par semaine. »

Chargée de mission à l’Aract Île-de-France, Catherine Giraudon – qui a réalisé dans le cadre de l’Observatoire temps et travail en Île-de-France un retour d’expériences sur la mise en œuvre des forfaits-jours dans 5 entreprises – observe que « la décision d’appliquer les forfaits-jours procède parfois davantage d’un découpage catégoriel que d’une analyse des réalités de travail. Dans 3 entreprises sur 5, c’est le seul contrat proposé aux cadres. Pour l’une d’entre elles, il s’agissait de maintenir une cohésion d’équipe autour d’un dispositif unique, même si tous n’avaient pas le niveau d’autonomie requis. » Cependant, ajoute-t-elle, ces salariés y voient « une reconnaissance statutaire. Le forfait-jours est investi d’une forte symbolique pour une part importante des cadres. »

Cet attachement des salariés au forfait-jours est une évidence pour Yves Barou, qui en veut pour preuve le faible nombre de contentieux sur le sujet. Même si la souplesse théorique qu’autorise ce contrat reste là aussi à relativiser : « C’est davantage une forme de confort psychologique par rapport aux contraintes personnelles et organisationnelles. Certains salariés apprécient de ne plus avoir à demander d’autorisation pour partir un peu plus tôt si, par exemple, un impératif personnel les y oblige », explique Catherine Giraudon.

Un éclatement des temps de travail

Le profil type du cadre autonome qui part faire un tennis le jeudi après-midi parce qu’il est libre de gérer son temps comme il l’entend relève donc en grande partie du mythe. D’autant qu’il se heurte à plusieurs phénomènes : « En France, la culture du présentéisme est très forte parmi les cadres, qui doivent raser les murs pour partir à 18 heures, relève Yves Barou. Et l’usage des nouvelles technologies conduit à un éclatement des temps de travail. » Sans oublier la pression au résultat, ajoute Hervé Chabord, délégué CFE-CGC de Thales, où Yves Barou a été longtemps DRH : « On demande toujours plus aux salariés. Or tout le monde n’est pas capable de résister. Pour ceux qui se sentent en faiblesse, les journées se rallongent toujours plus, et cela a pu déboucher sur des cas de burn-out. » Les forfaits-jours, en supprimant la visibilité sur les horaires de travail, « ont accompagné le mouvement », affirme-t-il.

Alors comment éviter ces dérapages ? D’abord, donc, en mettant véritablement en œuvre les garde-fous prévus par les accords. « De ce point de vue, la Cour de cassation a sifflé la fin de la récré, insiste Gilles Karpman. Car il est de la responsabilité de l’employeur de voir qu’il y a un problème si quelqu’un travaille 13 heures par jour pendant des semaines. »

La direction du groupe SGS planche ainsi sur un système informatique de déclaration des amplitudes horaires. Chez Bosch, les cadres sont priés de pointer (lire p. 36). Des systèmes de contrôle que peuvent compléter d’autres dispositifs, comme des chartes de bonnes pratiques visant à limiter les déplacements et les accès aux sites, à cadrer les heures de réunion et l’utilisation des NTIC… « La commission de suivi, si elle se réunit et travaille vraiment, est un outil de contrôle efficace », ajoute Yves Barou.

L’autre outil majeur, c’est l’entretien avec le manager, qui doit porter, selon le Code du travail, sur la charge et l’organisation du travail, l’articulation entre l’activité professionnelle et la vie personnelle, et la rémunération. ERDF en a fait la pierre angulaire de son accord (lire p. 35). Pourtant, « la plupart du temps, ces entretiens ne sont pas faits », assène Gilles Karpman. « Nos entretiens prévoient des items sur l’équilibre entre la vie personnelle et la vie professionnelle, mais il est vrai que cela est vécu comme une formalité et que nous devons les faire évoluer pour mieux prendre en compte les questions liées à la charge de travail », tempère Laurent Pinède. Une posture que partagent d’autres DRH. Luc Greth-Merenda devrait ainsi déployer un entretien spécifique, déconnecté de l’entretien d’évaluation. Mêmes réflexions chez Bosch et Parkéon (lire pp. 35 et 34). « L’entretien est un élément central, il faut avoir la traçabilité des sujets abordés et des réponses », insiste Nicolas Sauvage, avocat au cabinet Reed Smith. Mais l’enjeu est bien, assurent les DRH, de permettre au salarié d’alerter en cas de surcharge de travail, et pas uniquement de se couvrir juridiquement.

Or c’est bien ce que craint Jean-Paul Bouchet, secrétaire général de la CFDT Cadres : « Quels moyens sont mis à la disposition des managers face à un salarié en surcharge ? Les entreprises vont se défausser sur l’entretien et charger la barque des managers, alors que la question posée est celle de l’organisation du travail. » Question essentielle, confirme Catherine Giraudon, mais « trop peu abordée par les entreprises lorsqu’elles ont mis en place les forfaits-jours ». Au niveau interprofessionnel, la CFE-CGC envisage pour sa part de remettre la question des forfaits à l’ordre du jour de la négociation sur les conditions de travail, programmée d’ici à la fin de l’année.

L’ESSENTIEL

1 Pour se mettre en conformité avec l’arrêt de la Cour de cassation sur les forfaits-jours, et garantir les temps de repos, les DRH cherchent à renforcer les garde-fous, plutôt qu’à renégocier les accords.

2 Ils veulent notamment mieux formaliser l’entretien de suivi avec le manager, afin de repérer les situations de surcharge, mais cet outil a souvent montré ses limites.

3 Les forfaits jours, qui concernent 12 % des salariés, sont parfois appliqués à des catégories dont le niveau d’autonomie est insuffisant, dénoncent les syndicats.

TROIS SYNDICATS DE DÉCATHLON APPELLENT LES CADRES À DÉNONCER LEUR FORFAIT-JOURS

Les syndicats minoritaires de Décathlon (CFDT, CGT et CFE-CGE) veulent faire tomber l’accord sur le forfait-jours signé en juin 2002 par l’Unsa et la CFTC. Ils ont entamé une campagne de communication depuis que huit cadres ont saisi les prud’hommes cet été. Ces salariés sont pour l’essentiel des chefs de rayon, qui étaient considérés comme des agents de maîtrise avant cet accord. Rémunérés sur une base 2 000 euros brut plus les primes, ils ont réclamé le paiement d’heures supplémentaires et de dommages et intérêts.

« Dans les faits, les chefs de rayon sont soumis à des horaires excessifs et ils ne sont pas autonomes, affirme Fabien Gautier, délégué central CFE-CGC, qui exerce lui-même ce métier. Nous effectuons au minimum 50 heures par semaine, hors déménagements de rayons et inventaires. » Il invoque les directives de la direction, qui énumèrent, pour cette catégorie de personnel, « tous les moments de la journée où leur présence est importante, donc requise, dès 8 heures jusqu’à 20 heures ». Les plus zélés peuvent effectuer 80 heures dans une même semaine, avec travail de nuit.

La CFE-CGC, la CGT et la CFDT ont demandé sans succès l’ouverture d’une négociation. Elles sont à présent appuyées par leurs fédérations respectives, pour qui l’accord de Décathlon ne contient aucune des garanties minimales encadrant le forfait-jours. Elles leur ont donné leur accord pour prendre en charge les frais de justice de leurs adhérents et pour accompagner les autres salariés non syndiqués à entamer une procédure. Décathlon compte près de 5 000 cadres, dont la moitié de chefs de rayon.

LAURENT POILLOT

Auteur

  • ÉLODIE SARFATI