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« Les mobilités récurrentes peuvent être à l’origine de pathologies du travail »

Enjeux | publié le : 27.09.2011 | PAULINE RABILLOUX

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« Les mobilités récurrentes peuvent être à l’origine de pathologies du travail »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

L’injonction au nomadisme représente un risque psychosocial pour les salariés. Elle est très déstabilisante, notamment pour ceux qui ne sont pas cadres supérieurs. Ces derniers bénéficient en effet d’un accompagnement par la RH auquel peuvent rarement prétendre les autres catégories.

E & C : Vous parlez d’idéologie du nomadisme à propos des dispositifs de mobilité professionnelle en entreprise. Pouvez-vous justifier l’utilisation de ce terme ?

Lucie Goussard : Avant même d’être une réalité, le nomadisme renvoie à une rhétorique dispensée dans les entreprises modernes. Cette idéologie véhicule l’idée selon laquelle les salariés auraient tout intérêt à changer régulièrement de service, de projet et de poste afin de multiplier leurs expériences professionnelles et de conforter leur employabilité. Sous couvert de « gouverner librement leur carrière » et d’assouvir « leur désir d’apprentissage », il leur revient de veiller à enrichir leurs compétences et d’élargir leur réseau social permettant de se placer. Autrefois spécifiquement destinée aux cadres, cette injonction à la mobilité s’adresse désormais à toutes les catégories de travailleurs. Toutefois, les opportunités offertes en matière de mobilité diffèrent fortement selon les catégories professionnelles d’appartenance et les statuts. Là où cette idéologie assure l’accès à des carrières ascendantes assorties d’augmentations de salaire substantielles aux cadres supérieurs, les changements de postes ouvrent plus rarement la voie à des promotions pour les techniciens et les ingénieurs d’études. De même, les directions des ressources humaines encouragent à la mobilité les cadres dits “à haut potentiel” en multipliant à leur endroit les propositions de poste, les suggestions de formation, les entretiens de carrière, tandis que les autres catégories ne bénéficient pas d’une prise en charge spécifique et trouvent plus difficilement les appuis leur permettant de trouver de nouvelles affectations ou des formations. Cette inégalité d’accompagnement vers la mobilité redouble les inégalités sociales et de formation initiale. En effet, depuis les travaux de Pierre Bourdieu, on sait que la capacité à créer et à entretenir un réseau social nécessite la détention de certaines ressources socialement déterminées. Par ailleurs, il est plus facile de se placer dans un nouveau poste lorsque l’on dispose d’une formation généraliste plutôt que d’une formation technique très spécialisée et, plus encore, lorsque l’on est diplômé d’une des écoles d’ingénieurs et de commerce plutôt que de l’université.

E & C : En quoi et comment ce nomadisme est-il source de violence pour les salariés ?

L. G. : Malgré les difficultés personnelles et familiales que peut entraîner une nouvelle affectation, les cadres supérieurs légitiment plus facilement la rhétorique du nomadisme que les autres salariés, car ils estiment percevoir une rétribution de leur travail globalement à la hauteur de leur engagement. En revanche, la mobilité peut se révéler particulièrement déstabilisante lorsqu’elle prive les salariés du soutien du groupe de pairs, et les oblige à se remettre en question en permanence. D’ordinaire, ils puisent une bonne part du plaisir au travail dans le contact avec les autres. L’insertion dans un collectif de travail pérenne leur assure la reconnaissance d’autrui et confère un sens collectif à l’activité productive. La rhétorique du nomadisme laisse au contraire entendre que les individus, supposés autonomes et sans attaches vis-à-vis du groupe, pourraient être mus par la seule rationalité d’optimisation de leurs parcours professionnels. Par ailleurs, en empêchant la constitution de collectifs stables, la mobilité professionnelle décourage la contestation collective et traduit les pénibilités au travail dans un registre individuel et non collectif. Elle contraint également les salariés à s’investir doublement pour tenter de regagner l’aisance qu’ils avaient acquise dans leurs postes antérieurs. En effet, au gré des mobilités, les salariés perdent un peu de la maîtrise de leur activité et de la croyance qu’ils nourrissent en la qualité de leur travail. La pratique du nomadisme sape la confiance qu’ils ont en eux-mêmes, au moment même où elle les prive du soutien d’un groupe constitué qui pourrait les épauler. D’où un sentiment croissant de culpabilité pour les intéressés lorsqu’ils rencontrent des difficultés, alors même que la mobilité leur est présentée comme un atout pour leur carrière et une opportunité pour se réaliser personnellement. Lorsqu’elles sont récurrentes, de pareilles mises à l’épreuve peuvent être à l’origine de pathologies du travail, se traduisant le plus souvent par des troubles de l’anxiété.

E & C : En quoi et comment cette précarité du travail constitue-t-elle une forme renouvelée de l’aliénation pour le salarié ?

L. G. : Déjà dépossédé d’une partie du fruit de son travail par l’organisation capitaliste de la production, l’individu soumis à l’injonction de nomadisme se trouve dépossédé des ressources collectives qui lui permettaient de faire face aux contraintes productives et de se constituer des marges de manœuvre. Les DRH ont généralement conscience du risque psychosocial que représente la mobilité mais se déclarent impuissants lorsqu’il s’agit de questionner cette nouvelle donne managériale, dont ils sont censés être les relais. Tout au plus sensibilisent-ils l’encadrement intermédiaire à la perception des signes de mal-être au travail ou proposent-ils une aide psychologique aux personnes en difficulté. Souvent affairées aux missions de recrutement, d’adaptation des compétences ou de gestion des carrières, les directions des ressources humaines sont étonnamment peu consultées lors des projets de réorganisation du process de travail. De fait, elles déclarent ne pas être en position de discuter les orientations prises par la direction de l’entreprise. En dépit des critiques récurrentes des salariés à l’égard de cette nouvelle injonction – ils ont le sentiment de ne plus être performants, d’être fragilisés, de ne plus avoir les moyens d’effectuer un travail de qualité et de perdre peu à peu la maîtrise de leur activité –, elle tend à s’ériger en véritable doxa dans les entreprises. Le pouvoir, représenté par les actionnaires, les comités de direction et des consultants extérieurs, semble aujourd’hui si lointain et abstrait qu’il en devient insaisissable. Au final, les effets de violence véhiculés par la rhétorique du nomadisme sont généralement peu questionnés, sauf pour appliquer des thérapies de soutien au cas par cas dans une perspective “hygiéniste” et “psychologisante”, alors que c’est l’organisation du travail elle-même qui mériterait d’être mise en cause.

PARCOURS

• Lucie Goussard est chercheuse au Centre Pierre-Naville et enseignante en sociologie et en administration économique et sociale à l’université d’Evry-Val d’Essonne. Elle vient de terminer une thèse sur l’organisation par projet dans les industries automobile et aéronautique.

• Elle a participé à plusieurs ouvrages collectifs, dont “L’organisation par projet : entre autocontrainte et autonomie tronquée. Le cas du travail de conception dans les industries automobile et aéronautique”, dans Formes et structures du salariat : crise, mutation, devenir, tome 2 (PUN, 2011), et “Le nomadisme en entreprise, une nouvelle source de violence” dans La Violence au travail, dirigé par Marnix Dressen et Jean-Pierre Durand (Octares, juin 2011).

LECTURES

• Travail, les raisons de la colère, V. de Gaulejac, Seuil, 2011.

• Le Nouvel Esprit du capitalisme, L. Boltanski et E. Chiapello, Gallimard, 1999.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX