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« Adopter la culture darwinienne encourage la créativité »

Enjeux | publié le : 13.09.2011 | FRÉDÉRIC BRILLET

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« Adopter la culture darwinienne encourage la créativité »

Crédit photo FRÉDÉRIC BRILLET

Analyser la culture entrepreneuriale sous l’angle anthropologique et évolutionniste permet de comprendre les mécanismes à l’œuvre dans l’adaptation et l’innovation de l’entreprise. Quand le darwinisme favoriserait la diversité des personnes et la créativité, la culture lamarckienne, elle, très présente dans les grandes entreprises, agit sur la performance et la productivité.

E & C : Vous publiez bientôt un livre intitulé Un Paléoanthropologue dans l’entreprise*. Comment vous êtes-vous intéressé au monde du travail ?

Pascal Picq : A priori sans lien aucun, l’entreprise et la paléoanthropologie partagent en fait un terrain de réflexion commun. L’idée, non pas d’appliquer, mais d’emprunter les concepts de la théorie de l’évolution pour le monde économique et social remonte à plus d’un siècle. L’économie évolutionniste est devenue un champ de recherche assez bien représenté en France et en Europe, davantage chez les économistes que chez les anthropologues. Pour Darwin, la sélection naturelle s’articule sur le couple variation-sélection avec, dans un premier temps, la production de caractères diversifiés et, dans un second temps, leur sélection par les facteurs de l’environnement. Ces mécanismes sont universels dès que l’on a affaire à des entités composées d’individus différents, aux effectifs variés et confrontées à des ressources limitées. Si ces trois conditions sont réunies, les facteurs de sélection interviennent. Cette idée d’adaptation au milieu, qui s’applique aux espèces, aux sociétés humaines et aux entreprises, peut donc se décliner en sociologie, en économie et en politique. Pour le meilleur quand on comprend ses mécanismes, mais aussi pour le pire quand les idéologies s’en mêlent.

E & C : Comment l’histoire économique et celle des entreprises se lisent-elles à partir de la théorie darwinienne ?

P. P.: Les pays comme les entreprises passent par différentes phases, celles d’équilibres relativement stables, de crises et de développement graduel. À chaque étape, des caractères, dont les variations sont aléatoires, sont sélectionnés et d’autres écartés : c’est de ce processus que vient l’adaptation. Ces caractères apparaissent sans augurer de leur avantage possible et sont contraints par l’histoire évolutive d’une espèce. Ainsi, dans les grandes entreprises, un nombre considérable de brevets attendent d’être captés, car inventés dans des circonstances antérieures non favorables à leur exploitation. Les départements de R&D auraient intérêt à embaucher des historiens des techniques. Une sorte d’archéologie à la recherche des brevets oubliés

E & C : Comment le concept de sélection naturelle se décline-t-il dans l’entreprise ?

P. P. : L’entreprise darwinienne est celle qui s’adapte aux changements en mobilisant les mécanismes de l’innovation, qui s’articulent sur le couple variation-sélection. la théorie darwinienne – et non pas darwiniste – n’a jamais été la loi du plus fort, ni de l’individualisme égoïste, ni de la guerre de tous contre tous. Elle n’agit pas contre les autres, mais fait partie d’une communauté écologique et participe de sa coévolution. Ses capacités d’adaptation reposent sur l’aptitude à réorganiser ses routines internes et à comprendre les changements du monde externe. Ce qui suppose d’admettre les contraintes internes et externes comme des sources d’innovation et d’abandonner certains acquis pour en obtenir d’autres. Les entreprises qui s’inscrivent dans une perspective darwinienne favorisent par exemple la diversité dans leurs ressources humaines. En favorisant la variabilité de ses composantes plutôt qu’un modèle unique, l’entreprise peut mieux résister aux chocs externes.

E & C : Pourquoi la culture politique et économique française a-t-elle été méfiante vis-à-vis du darwinisme ?

P. P. : La théorie darwinienne est arrivée en France par le darwinisme social, ce qui a suscité des réactions justifiées du côté de la sociologie naissante et plus tard des sciences humaines. Évoquer le projet d’une “entreprise darwinienne” sans plus d’explication, c’est réveiller l’effroi du darwinisme social, la loi du plus fort, le refus de toute solidarité et une justification pseudo-naturelle de l’élimination des plus faibles. Or, si l’évolution implique de la compétition et la disparition de populations, elle mobilise aussi la coopération, l’entraide entre populations. Il en va des communautés écologiques comme du tissu entrepreneurial.

E & C : Quelles autres théories scientifiques ont influencé les sciences humaines en France ?

P. P. : La France est le pays de Lamarck, grande figure de la biologie. Dans la conception lamarckienne, l’évolution s’effectue de manière continue, progressiste et hiérarchique. Les lignées se perfectionnent pour aboutir à l’émergence triomphale de l’Homme, qui finit par dominer une nature considérée hostile. Cette “culture lamarckienne” se reflète dans le mode de fonctionnement des grandes entreprises, marqué par une forte culture d’ingénieur, qui néglige la recherche fondamentale au profit du développement. L’innovation lamarckienne consiste à améliorer des produits dans des filières bien établies : automobile, aéronautique, train, spatial, téléphonie, eau, BTP, pétrochimie, etc., et avec de belles réussites entretenues par l’excellence de nos grandes écoles.

E & C : En quoi cette culture lamarckienne est-elle dépassée ?

P. P. : Ce système dominant depuis la Seconde Guerre mondiale, efficace pour accroître les performances des métiers et la productivité, améliorer les produits dans des filières bien établies, s’avère insuffisant dans un monde marqué par la crise économique et la limitation des ressources. Ces “lignées lamarckiennes” sont aussi de gros arbres qui étouffent une forêt buissonnante, plus darwinienne. Le modèle français tend en effet à faire de la différence une source de discrimination quand le modèle darwinien en fait une source d’innovation. Nous sommes capables de faire de l’innovation darwinienne, seulement l’environnement administratif, bancaire et politique dirigé par des personnes sorties des mêmes écoles et éduquées selon la même vision du monde n’est pas propice à sa captation et à son développement. La France se caractérise en effet par l’uniformité de ses élites, un système éducatif très hiérarchisé de grandes écoles qui monopolisent l’accès aux meilleurs postes. La formation initiale y détermine la carrière des individus jusqu’à leur retraite. On ne peut pas faire plus lamarckien.

E & C : Comment les entreprises peuvent-elles y remédier ?

P. P. : Elles gagneraient à susciter plus de variations dans leurs personnels et leurs routines. Cela passe par l’adoption de la “culture darwinienne” encourageant la créativité, la valorisation de l’entrepreneuriat, allant de pair avec une culture de chercheur venant des sciences et aussi des sciences humaines. Il faut encourager un management de l’innovation de type darwinien, où la sélection fait suite à la production de la diversité en matière d’idées, d’abord déconnectées de toute utilité. En un sens, les programmes de promotion de la diversité témoignent d’une volonté des entreprises françaises à devenir darwiniennes.

* Editions Eyrolles. À paraître le 6 octobre 2011.

PARCOURS

→ Pascal Picq est paléoanthropologue au Collège de France. Il mène des recherches sur l’évolution des hominidés et le comportement des singes. Il est également conseiller scientifique auprès des grands musées scientifiques et de l’Éducation nationale.

→ Il a publié une trentaine de livres, dont L’entreprise impertinente est celle capable d’évoluer (Cercle des entrepreneurs du futur, La Documentation française, 2010), Il était une fois la paléoanthropologie (Odile Jacob, 2010).

LECTURES

• Faut-il penser autrement l’histoire du monde ?, Christian Grataloup, Armand Colin, 2011.

• L’Âge de l’empathie, Frans De Waal, LLL Les Liens qui libèrent, 2010.

• Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Jared Diamond, Gallimard, 2006.

Auteur

  • FRÉDÉRIC BRILLET