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« Les communautés de pratique visent à réguler le travail réel »

Enjeux | publié le : 06.09.2011 | PAULINE RABILLOUX

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« Les communautés de pratique visent à réguler le travail réel »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

Hier objet de méfiance de la part des entreprises, les communautés de pratique peuvent aujourd’hui largement contribuer à leur performance, car leur mode de fonctionnement informel et en réseau permet de résoudre bien des problèmes. Il appartiendrait aux directions des RH de s’y intéresser davantage.

E & C : Les communautés de pratique vous semblent une solution intéressante d’optimisation des pratiques RH. De quoi s’agit-il ?

Ewan Oiry : Les communautés de pratique sont aussi anciennes que le travail lui-même. Le terme en revanche est récent puisqu’on le doit à Etienne Wenger, chercheur canadien, qui l’a proposé au tournant des années 2000. Il a permis de donner à la fois de la visibilité et de la consistance à ce phénomène.

Par communauté de pratique, il faut entendre toutes les collaborations de travail informelles fonctionnant à partir des relations électives que certains salariés entretiennent spontanément. Tous les types de métiers et d’emplois sont donc potentiellement concernés dès lors que les personnes sont amenées à échanger sur leur travail, aussi bien pendant le temps de travail lui-même qu’en dehors de celui-ci. Cela va des échanges à la cafétéria en passant par les relations d’amitié ou, simplement, le fait de travailler côte à côte et de se connaître suffisamment pour parler du travail. Ces échanges spontanés ont l’immense avantage de permettre de régler au plus vite les situations pour lesquelles n’existent pas de réponses prédéfinies et pour lesquelles, cependant, il n’est pas absolument indispensable de se référer à une personne ressource clairement identifiée, supérieur hiérarchique ou expert.

Les communautés de pratique se structurent autour des “coups de main” qu’on se donne entre collègues tout naturellement, pour faire avancer les choses et sans qu’aucun intérêt en termes de rétribution y soit associé.

E & C : En quoi ces communautés présentent-elles un intérêt pour les RH ?

E. O. : Les travaux menés par Lamine Mebarki* montrent qu’à dire vrai, ces communautés sont traditionnellement plutôt mal vues des directions en général et des directions des ressources humaines en particulier. Ces groupes spontanés créés à la seule initiative des salariés sont toujours plus ou moins suspectés par la direction d’être construits contre elle. De plus, la GRH a souvent eu tendance à se méfier des phénomènes collectifs qu’elle a du mal à gérer. Enfin, ces communautés visent à réguler le travail réel et non le travail prescrit. Dans bien des cas, elles permettent même de faire face à la réalité du travail en “interprétant” les procédures officielles. Ces communautés sont donc souvent en tension avec la DRH, qui gère plutôt l’emploi et assez rarement les pratiques professionnelles quotidiennes.

E & C : Mais à quel titre les DRH doivent-ils s’y intéresser ?

E. O. : Il peut s’agir d’une pratique RH innovante pour les mêmes raisons ou presque que celles qui ont conduit à s’en méfier. Fonctionnant toutes seules, elles court-circuitent les procédures hiérarchiques et permettent aux salariés de s’approprier leur travail. Elles se situent donc au plus près de l’activité réelle quotidienne si difficile à appréhender sous toutes ses modalités. On s’aperçoit aujourd’hui de la limite des dispositifs de formation formalisés, lourds et souvent assez peu efficaces quand il s’agit de gérer les situations réelles de travail. Le fait que ces communautés n’aient pas à passer par l’échelon hiérarchique devient un atout dans des situations de travail de plus en plus réticulaires et qui se complexifient. Les recherches menées par Lamine Mebarki montrent aussi que ces groupes apportent un soutien social qui facilite l’intégration des novices et leur socialisation dans l’organisation. S’appuyer sur les communautés de pratique dans ce processus d’entrée organisationnelle est donc bénéfique et pour l’entreprise et pour le salarié.

E & C : Faut-il laisser faire, prendre acte de ce qu’on voulait ignorer et ne plus s’en occuper ?

E. O. : Prendre acte de l’existence et de l’importance des communautés de pratique pour la performance de l’entreprise constitue déjà un premier pas qui permet de passer du travail tel qu’il est défini dans les procédures au travail vécu par les salariés. Cette prise de conscience devrait, a minima, permettre de ne plus occulter ces communautés ni leur mettre des bâtons dans les roues. Mais, au-delà de cette première étape, l’expertise de la DRH peut consister à savoir donner du mou, à encourager l’informel plutôt que de le traquer pour le rationaliser. Plusieurs leviers peuvent être actionnés par les responsables, à commencer par une gestion spatio-temporelle des salariés, de manière à obtenir des interactions entre les différents types de compétences et niveaux d’expérience. La DRH peut ainsi contribuer à créer des lieux et des horaires de travail qui permettent aux salariés de faire connaissance avec leurs collègues et d’échanger avec eux. Quand des collègues discutent, ils parlent bien sûr de leurs vacances ou du petit dernier, mais assez souvent aussi de leur travail et des difficultés auxquelles ils sont confrontés. L’entreprise doit accepter de ne pas tout contrôler. Là où Lamine Mebarki a pu mesurer ce phénomène, il s’est aperçu que le temps apparemment perdu était paradoxalement du temps gagné. Les salariés qui ont le plus de relations sociales au sein de l’entreprise sont aussi les plus performants, tandis que les isolés rencontrent davantage de problèmes. Il semblerait donc opportun de prendre en compte l’engagement des salariés dans ces communautés dans la grille de leur évaluation afin d’encourager la multiplication des échanges et favoriser le fonctionnement de ces groupes.

E & C : Existe-t-il d’autres actions concrètes possibles ?

E. O. : La GRH peut aussi intervenir pour favoriser deux binômes : celui existant entre les salariés et leur n + 1, d’une part, et de l’autre, celui que la GRH elle-même constitue avec la direction générale.

Le premier permet de favoriser une communication non seulement descendante mais aussi ascendante, comme cela se faisait par exemple avec les cercles de qualité. Le second revient à repositionner l’ensemble de la fonction RH vers la veille stratégique, l’écoute des signaux faibles émanant des salariés, avec pour mission de faire remonter l’information vers les directions générales. Là où il a pu être obtenu, ce double changement de positionnement s’est révélé générateur de performance. Il permet également de refonder la fonction RH sur une plus-value plus évidente. Alors que les logiciels deviennent de plus en plus performants, ni la gestion des carrières ni les plans de formation ne semblent plus assurer l’avenir de la fonction ressource humaine, si celle-ci ne sait pas faire la différence en se mettant à l’écoute du travail réel des salariés et de la stratégie de l’entreprise.

* Il prépare une thèse sur “communautés de pratique et performance dans les relations de service”, sous la direction d’Ewan Oiry.

PARCOURS

• Ewan Oiry est professeur en sciences de gestion à l’IAE de Poitiers. Ses domaines de recherche sont la gestion par les compétences, le knowledge management et les usages des technologies de l’information et de la communication.

• Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages, dont, avec Lamine Mebarki, un article sur les communautés de pratique, dans La gestion des ressources humaines en devenir, ouvrage collectif dirigé par Françoise Dupuich (L’Harmattan, mai 2011).

LECTURES

• Communautés de pratique et performance dans les relations de service. Le cas des communautés de pratiques dans un centre d’appels, Lamine Mebarki, communication au 19e congrès de l’AGRH, accessible sur <www.reims-ms.fr/agrh/docs/ actes-agrh/pdf-des-actes/2008mebarki.pdf>

• Les Démarches de compétences, Antoine Masson et Michel Parlier, Éditions de l’Anact, 2004.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX