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« Les grands sportifs méritent plus leur rémunération que les grands patrons »

Enjeux | publié le : 05.07.2011 | FRÉDÉRIC BRILLET

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« Les grands sportifs méritent plus leur rémunération que les grands patrons »

Crédit photo FRÉDÉRIC BRILLET

Les patrons français du CAC 40, parmi les dirigeants les mieux payés au monde, ont vu leur rémunération doubler en dix ans, tandis que les actions de leur entreprise chutaient. Qui peut prouver que leur performance individuelle, à l’instar de celle d’une star du football par exemple, vaut quatre cents fois plus que celle d’un smicard ?

E & C : Que représentent les TTHR : les très très hautes rémunérations ?

Philippe Villemus : Ce que j’appelle les TTHR concerne environ 2 000 personnes en France, qui percevaient en 2010 plus de 1 million d’euros brut par an. Dans cet ensemble, les mieux lotis sont les stars du sport, du show-business et surtout du business tout court, qui ont vu leur rémunération s’envoler depuis la fin des années 1980. Selon l’Institut Montaigne, les patrons français du CAC 40 sont, après les Américains et devant leurs homologues allemands ou britanniques, les mieux payés du monde avec 4,7 millions d’euros par an. Or, jusqu’au début des années 1980, les comparaisons internationales n’étaient pas à l’avantage des patrons hexagonaux. Le rattrapage s’explique par les privatisations, l’accroissement de la taille des firmes et leur internationalisation, la mise en place de systèmes de stock-options et de bonus qui sont les plus généreux d’Europe. Exception française, les Pdg nationaux conjuguent presque toujours le double statut de salarié et de mandataire social. Ils allient les bénéfices du capitaliste redoutablement fortuné avec les privilèges du salarié socialement protégé.

E & C : L’envolée des TTHR est-elle corrélée aux performances boursières des entreprises qu’ils dirigent ?

P. V. : Non. Entre 2000 et 2010, le CAC 40 a plongé de plus de 40 % quand les rémunérations des patrons ont doublé dans cette période. Car les bases de leurs revenus n’ont cessé d’évoluer au gré de leurs intérêts : quand un plan initial de stock-options n’entraîne pas l’enrichissement attendu faute d’évolution positive du cours de l’action, ils en négocient un second dans des conditions plus favorables. Et quand les stock-options font polémique, ils se font attribuer des actions gratuites ou des bonus sur des critères subjectifs et facilement atteignables tels que “conforme à la stratégie de l’entreprise” ou “bénéfique pour l’image de la marque”. À cela s’ajoutent les dérives liées aux parachutes dorés et aux retraites chapeaux, ainsi que les jetons de présence tirés des mandats d’administrateurs, qui s’échangent au sein d’une même caste et contribuent à la consanguinité à la tête de l’économie française…

E & C : Ces gains exceptionnels ne rémunèrent-ils pas les risques pris par les intéressés ?

P. V. : Cet argument ne vaut que pour les vrais entrepreneurs. Mais au sein du CAC 40, on trouve très peu de Pdg partis de rien pour arriver au sommet. À l’inverse d’autres pays occidentaux, la France se caractérise par la prédominance de deux autres catégories : d’une part, le patron patrimonial, qui hérite d’un groupe déjà puissant. D’autre part, le patron membre d’un grand corps, héliporté par le pouvoir politique.

E & C : La publication des rémunérations des dirigeants d’entreprises cotées et la mise en place des comités de rémunération peuvent-elles corriger ces excès ?

P. V. : Loin de calmer les appétits, l’obligation de publication a stimulé l’envolée des TTHR par un jeu d’échelle de perroquet. Et les comités de rémunération (CDR), installés après les années d’inflation spectaculaire, peuvent difficilement remettre en cause les acquis. Leur pouvoir est limité et ils sont souvent contrôlés par des proches des dirigeants en place.

E & C : Les TTHR peuvent-elles se justifier par une concurrence accrue pour recruter les meilleurs, à l’instar de ce qui se pratique dans le sport ?

P. V. : Le marché des patrons est beaucoup moins concurrentiel que celui des stars du sport. D’abord, quelle que soit l’activité, la mobilité des dirigeants français est limitée par les clauses de non-concurrence. À l’inverse, un footballeur peut aller travailler chez un concurrent direct s’il arrive en fin de contrat ou si son club accepte de le “vendre”. Ensuite, leur mobilité internationale est bien plus faible que celle des stars du sport. Car une star du football est, comptablement, un actif immatériel, c’est-à-dire une “marchandise humaine” qui s’achète et se revend. Cela tient à la structure des marchés – on ne compte par exemple qu’une vingtaine de postes de présidents de grandes banques en Europe et il est rare que plusieurs établissements recrutent en même temps – et au fait que nos patrons ne sont guère demandés à l’international, mis à part deux ou trois exceptions comme le polyglotte Carlos Ghosn. La chasse de tête internationale n’existe en réalité que pour des cadres supérieurs très mobiles et très qualifiés comme les traders. Le marché mondial est une fausse barbe créée par les grands patrons eux-mêmes pour justifier leurs propres rémunérations de prétendues stars internationales du business.

E & C : Les entreprises du CAC 40 pourraient-elles recruter des dirigeants aussi bons et motivés en dépensant moins ?

P. V. : Certainement, car, selon la théorie de l’utilité marginale, le premier million versé au patron le motivera davantage que le dixième ou le vingtième. Le versement de dizaines de millions additionnels sous forme d’actions gratuites est donc inutile. Les retraites chapeaux ont une utilité marginale franchement nulle, puisque le Pdg a quitté l’entreprise. En outre, l’implication professionnelle n’est pas qu’une question d’argent, sinon, on ne trouverait pas d’infirmières compétentes, de bons restaurateurs ni de chercheurs…

E & C : Les rémunérations des Pdg peuvent-elles se justifier par leur contribution individuelle à la réussite des firmes qu’ils dirigent ?

P. V. : Presque toutes les firmes du CAC 40 existaient et existeront après leur Pdg actuel. Dans des structures comptant plus de 10 000 salariés, le mérite est éminemment collectif. Personne ne peut prouver que leur contribution individuelle vaut quatre cent fois plus que celle des smicards qui travaillent pour eux, quand elle ne valait que dix fois plus dans les années 1980. À l’inverse d’un Zinedine Zidane ou d’un Francis Cabrel, qui sont uniques et qui ne doivent guère leur succès qu’à eux-mêmes, les patrons du CAC 40 sont facilement interchangeables. Des centaines d’énarques, polytechniciens, ingénieurs ou diplômés d’école de commerce sont capables de gérer une entreprise. Et plus l’organisation est grande, plus le patron est interchangeable et le mérite dilué. Pourtant, c’est dans le CAC 40 que l’écart de rémunération entre le numéro un et la moyenne des salariés est le plus élevé. On constate aussi des écarts abyssaux de gains dans le tennis, le golf ou le foot entre le numéro un mondial et les 100 joueurs suivants. Mais ces gains résultent de performances individuelles objectivement mesurables et du jeu naturel du marché. À l’inverse, les revenus des patrons du CAC 40 reposent largement sur l’arbitraire, le corporatisme et la complaisance au sein de ces élites. C’est pourquoi les grands footballeurs méritent davantage leur rémunération que les grands patrons, du point de vue de la rationalité économique. Même si ce mérite ne préjuge pas de l’utilité sociale respective de ces deux métiers, qui renvoie à un autre débat.

PARCOURS

• Philippe Villemus est professeur-chercheur au groupe Sup de Co Montpellier. Diplômé de l’ESCP et docteur en sciences de gestion, il a travaillé dans des groupes internationaux (Colgate-Palmolive, Mars, L’Oréal).

• Il a publié une vingtaine d’ouvrages, dont Le Dieu Football, Qui est riche ? (les deux aux éd. Eyrolles, 2006 et 2007) et Délocalisations : aurons-nous encore des emplois demain ? (Seuil, 2005). Il vient de publier Le Patron, le footballeur et le smicard (editions-dialogues.fr, mai 2011).

LECTURES

• Jeanne, Jacqueline de Romilly, éditions de Fallois, 2011.

• La Voie, Edgar Morin, Fayard, 2011.

• Du balai. Essai sur le ménage à domicile et le retour de la domesticité, François-Xavier Devetter et Sandrine Rousseau, Editions Raisons d’agir, 2011.

Auteur

  • FRÉDÉRIC BRILLET