Les juges n’hésitent plus à sanctionner le harcèlement moral sans exiger l’intention de nuire. Les techniques de management pathogènes et l’organisation du travail sont mises en cause. Certaines entreprises l’ont compris et se mobilisent pour mettre en place des dispositifs de prévention.
Trois mois de prison avec sursis et 10 000 euros de dommages et intérêts pour préjudice moral envers une de ses ex-collaboratrices : c’est la peine infligée à une DRH d’une grande société de prestations de services située à La Défense, dans une affaire de harcèlement moral jugée le 31 janvier 2011 par le tribunal correctionnel de Nanterre pour des faits remontant aux années 2004 à 2006. En octobre 2011, c’est la société Nyse-Euronext et deux de ses cadres qui feront appel d’une décision rendue en juillet 2010, les condamnant respectivement à des amendes de 50 000, 7 000 et 4 000 euros, pour une affaire de harcèlement moral qui avait abouti au suicide d’un directeur de l’audit à Paris. Quant au dossier emblématique de France Télécom, il est toujours en cours d’instruction (lire p. 25).
Le harcèlement moral n’en finit pas de remplir les prétoires, même si c’est moins sur le champ pénal que civil. « Depuis deux à trois ans, constate l’avocat Michel Ledoux, je n’ai jamais vu un sujet émerger aussi vite devant les tribunaux. » « Nous comptons probablement 200 pourvois par an sur le sujet, avance Hervé Gosselin, conseiller à la chambre sociale de la Cour de cassation. C’est un énorme contentieux, qui correspond à une réalité dans les entreprises. »
Fin septembre 2008, la Cour annonçait sa volonté de reprendre le contrôle de la qualification des faits de harcèlement. Et, depuis deux arrêts rendus le 10 novembre 2009, il est clairement entendu qu’il n’y a nul besoin d’intention malveillante ni d’intention de nuire pour établir de tels faits. Le harcèlement peut découler de méthodes de management (lire l’encadré jurisprudence p. 24). « Cette évolution était prévisible, commente l’avocate Rachel Saada. Avant, le texte de loi, qui ne mentionne aucune intention malicieuse, n’était pas appliqué ; la Cour de cassation a simplement procédé à un « recadrage » des juges du fond. »
« A force de banaliser le harcèlement moral, on risque de le tuer, estime toutefois Michel Ledoux. Il faudrait peut-être réintégrer une certaine intention de nuire et utiliser l’obligation de sécurité de résultat pour sanctionner tous les autres comportements, notamment le harcèlement managérial. » Pour l’heure, « l’employeur est responsable à un double titre : il doit protéger les salariés dans le cadre de son obligation de sécurité de résultat et il doit prendre toute mesure pour éviter le harcèlement moral. Sur ces deux aspects, il a une obligation lourde de prévention », reconnaît Hervé Gosselin. Une obligation d’autant plus lourde que, même s’il a pris toutes les mesures pour faire cesser des agissements de harcèlement moral, il sera tenu pour responsable, car il n’aura pas respecté son obligation de résultat. « Si je n’obtiens pas de condamnation pour harcèlement moral, je l’obtiens pour non-respect de l’obligation de sécurité de résultat », confirme l’avocate Karine Martin-Staudohar, qui défend notamment l’association Harcèlement moral Stop.
« Les employeurs ont toutefois tout intérêt à diminuer la probabilité que le risque survienne » affirme Patrice Adam, maître de conférences en droit privé à l’université de Nancy 2. Par sa jurisprudence, la Cour de cassation veut d’ailleurs les inciter à s’engager dans la prévention. « La prévention en matière de santé mentale est toujours plus compliquée que celle liée aux risques physiques, observe Xavier Delassault, avocat associé, directeur du pôle droit pénal du travail au cabinet Fidal. Il existe toujours une part de ressenti de la victime. Pour autant, l’entreprise doit agir sur les facteurs organisationnels et les méthodes de management. »
L’accord national interprofessionnel (ANI) sur le harcèlement et la violence au travail du 26 mars 2010, signé à l’unanimité des partenaires sociaux, n’a pas manqué de le rappeler. Mais, plus d’un an après son adoption, « le texte a été peu retranscrit, et les accords sur les risques psychosociaux traitent parfois le sujet du harcèlement mais davantage sous la forme de déclarations de bonnes intentions », souligne Henri Forest, secrétaire confédéral de la CFDT.
En tout état de cause, la formation des managers est une étape prioritaire. Et parfois, cela peut commencer par des basiques des modes de communication : « Dans les contentieux que nous suivons, les magistrats demandent les mails échangés entre salariés et managers. Nous sommes effrayés par leur contenu », rapporte Françoise Pelletier, avocate associée au cabinet Lefèvre Pelletier & associés. La brutalité des propos est monnaie courante.
Pourtant, « dès la loi de 2002 contre le harcèlement moral au travail, certaines grandes entreprises ont intégré la prévention du harcèlement dans le parcours de formation de leurs jeunes cadres, en affirmant fortement qu’elles ne cautionnaient pas certains comportements. », observe Jean-Nicolas Moreau, directeur du cabinet Res-Euro-Conseil. Mais, « depuis quelque temps, on observe un phénomène croissant de harcèlement ascendant : des cadres sont harcelés par leurs n-1. Les managers sont soumis à de telles pressions qu’ils les répercutent sur leurs subordonnés, qui eux-mêmes se rebellent contre eux », constate Patricia Malbosc, présidente de Planet’Médiation.
« Il ne faut pas en faire qu’un sujet de formation pour l’encadrement intermédiaire, ce serait trop facile, prévient aussi Bruno Lefebvre, consultant IPRP et psychologue clinicien. L’exemplarité des dirigeants est fondamentale, notamment en matière de prévention et de comportement managérial. » L’Ani de mars 2010 a d’ailleurs clairement indiqué que les entreprises doivent affirmer que le harcèlement et la violence au travail ne sont pas admis. Cette position pouvant être déclinée sous la forme d’une charte de référence, annexée au règlement intérieur, qui précise les procédures à suivre si un cas survient.
« Il est très utile d’élaborer des procédures de règlement des conflits, d’informer tous les salariés de l’interlocuteur vers qui se tourner et de la saisine possible d’une commission ad hoc », indique Xavier Delassault. C’est la solution retenue par les centres d’appels Acticall, dont la charte de prévention des harcèlements au travail pose le principe du « respect de la dignité des personnes » et détaille le recours à une phase de résolution informelle des conflits et à une phase plus formelle auprès d’une commission locale ou nationale, composée de représentants du personnel, du CHSCT et des RH (lire p. 28). La ville de Clermont-Ferrand s’est dotée quant à elle de binômes d’investigateurs, chargés de conduire des enquêtes internes indépendantes (lire p. 27). Le chimiste Dupont de Nemours (lire Entreprise & Carrières n° 1031) a depuis longtemps formalisé une procédure interne de gestion des plaintes et a obtenu des résultats. Aucune plainte formelle n’a été enregistrée en France depuis 2008 ; une seule avait été recueillie les précédentes années avec comme conséquence le transfert d’un manager “toxique” sur un poste sans responsabilité managériale. En outre, des respect for people advisors, conseillers pour le respect des personnes, nommés sur chaque site, sont chargés de l’écoute, du soutien et de l’orientation de salariés en situation difficile et, si besoin, de faire remonter les problèmes. Un directeur monde et trois directeurs régionaux respect des personnes ont été nommés et le groupe est doté depuis 2005 d’un poste dédié de responsable de la prévention des risques psychosociaux.
Autre recours possible : la médiation. Mais attention aux pratiques de médiateurs externes, « la plupart du temps centrés exclusivement sur des problématiques de conflits interpersonnels », prévient Valérie Langevin, de l’INRS. « Certains médiateurs n’abordent pas la question de l’organisation du travail. Pour ma part, je le fais de façon diplomatique, explique Patricia Malbosc. Lorsque j’interviens, je demande aux parties de s’expliquer, de dire comment elles ont vécu ce conflit, pour comprendre ce qui s’est passé et savoir comment faire pour construire une nouvelle relation. » Michèle Drida, psychosociologue du travail et consultante en entreprise, préfère même parler de « régulation », la médiation renvoyant à une forme de réconciliation entre les personnes, qui nierait le conflit : « Je n’accepte jamais de demande de régulation entre deux personnes, sans intégrer toute l’équipe et la hiérarchie. Il faut chercher où se situe la contribution du travail dans les conflits, affirme-t-elle. Ce sont les critères de gestion, les réorganisations ou les démarches qualité imposés du sommet de l’entreprise qui cassent le travail. Les hiérarchies intermédiaires n’ont plus pour mission d’encadrer les équipes mais de répondre aux exigences des directions. »
« Bien souvent, nous nous rendons compte, quand les salariés viennent nous voir, qu’un problème lié à l’organisation du travail a en réalité dégénéré en conflit personnel », poursuit Françoise Siegel, médecin du travail à l’AST 67. « La seule solution ne peut venir que des acteurs de l’entreprise : ils doivent accepter de regarder l’activité de travail et s’interroger sur la question de la qualité du travail », renchérit Marie Pezé, psychologue clinicienne expert judiciaire et ancienne directrice de la consultation Souffrance et travail à l’hôpital de Nanterre (lire l’interview p. 29).
1 En 2009, la Cour de cassation a consacré la notion de harcèlement managérial.
2 L’employeur ayant une obligation de sécurité de résultat est jugé responsable de faits commis sans intention malveillante.
3 Il a tout intérêt à prévenir ce risque en précisant les procédures à suivre et en formant ses salariés.
→ Selon l’article L. 1152-1 du Code du travail, aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.
→ Aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire pour avoir témoigné de tels agissements ou les avoir relatés (L. 1152-2).
→ Karine Martin-Staudohar, avocate, définit trois types de harcèlement :
– individuel, produit par un « pervers narcissique » ;
– managérial, provoqué par des méthodes de management conçues pour faire « craquer » les gens, les conduire à la démission, ce qui arrive par exemple dans des contextes de réorganisation et de diminution d’effectifs ;
– institutionnel, une forme qui existe typiquement dans les grandes banques, avec la pression constante pour atteindre les objectifs.
• L’intention de nuire n’est pas exigée. Par conséquent, des méthodes de gestion peuvent caractériser un harcèlement moral, dès lors qu’elles s’incarnent dans un salarié déterminé (arrêts du 10 novembre 2009).
• C’est à l’employeur, dans le cadre de son pouvoir de gestion, qu’il appartient d’écarter un salarié harceleur, le juge ne pouvant pas se substituer à lui dans le cadre d’une demande de rupture de contrat de travail d’un salarié supposé harceleur par les demandeurs (arrêt du 1er juillet 2009).
• Tenu à une obligation de sécurité de résultat en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, l’employeur manque à cette obligation lorsqu’un salarié est victime sur le lieu de travail d’agissements de harcèlement moral ou sexuel, ou de violences physiques ou morales, exercés par l’un ou l’autre de ses salariés, quand bien même il aurait pris des mesures en vue de faire cesser ces agissements (arrêts du 3 février 2010).
• Le juge doit apprécier les éléments constitutifs de harcèlement moral dans leur globalité (arrêt du 25 janvier 2011).
• L’employeur est responsable des actes de harcèlement moral commis par une personne étrangère à l’entreprise qui exerce une autorité de fait sur les salariés (arrêt du 1er mars 2011).
→ Dernier rebondissement, une question prioritaire de constitutionnalité a été déclarée recevable par le tribunal correctionnel d’Amiens, le 24 mars dernier, saisi d’une affaire de harcèlement moral concernant quatre dirigeants de l’école Sup de Co Amiens, après un suicide et une tentative de suicide de salariées intervenus en 2009 et 2010. L’avocat d’une dirigeante, Gilles William Goldnadel, demande si l’article 222-33-2 du code pénal ne violerait pas les droits de la défense et les principes d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi « en ne définissant pas de manière précise les éléments constitutifs de l’infraction, à savoir, notamment, les agissements répréhensibles et les droits auxquels le prévenu est susceptible de porter atteinte ». Le Conseil constitutionnel a trois mois pour statuer. Si la loi est reconnue inconstitutionnelle, les poursuites pénales sur ce fondement ne seront plus possibles.
Dans plusieurs départements, des consultations spécialisées dans la prise en charge de la souffrance au travail permettent aux salariés d’être écoutés et d’être orientés, afin de trouver une issue face aux situations de travail pathogènes qu’ils décrivent. « Les situations qui nous sont rapportées s’apparentent aux tableaux de névroses traumatiques identiques à celles subies en temps de guerre. Les symptômes sont les mêmes : stress post-traumatique, cauchemars, évitements phobiques du lieu de travail, crises d’angoisse, troubles neurovégétatifs. Ces patients arrivent trop tard », relate Marie Pezé, fondatrice de la première consultation spécialisée souffrance et travail à Nanterre.
« La plupart du temps, les patients qui viennent nous voir nous demandent un avis complémentaire à celui de leur médecin du travail qui les envoie, explique le Dr Alexandra Salembier, praticien hospitalier à la consultation souffrance et travail du CHRU de Lille. Généralement, ce dernier a déjà tenté de maintenir la personne dans son poste, de l’adapter, et a placé le salarié en inaptitude temporaire. L’objectif est d’avoir un œil neuf pour savoir si la personne va pouvoir retourner au travail. Nous nous prononçons en termes d’aptitude, ce n’est pas à nous de dire s’il y a harcèlement moral ou pas, c’est au juge. S’il n’y a pas de reclassement possible, l’inaptitude est une décision lourde de conséquences, car cela débouchera sur un licenciement pour raisons médicales. Dans ma consultation, 40 % des inaptitudes sont confirmées ; 20 % sont aptes sous réserve ; 17 % voient leur arrêt maladie prolongé et 23 % sont aptes sous condition de changement de leurs conditions de travail ou de mutation. »
Cette liste est non exhaustive. Elle est inspirée de l’ouvrage* Travailler à armes égales – Souffrance au travail : comment réagir (lire p. 32) que viennent de publier Marie Pezé, psychologue clinicienne, expert judiciaire et fondatrice de la consultation souffrance et travail à Nanterre, Rachel Saada, avocate spécialiste en droit social, et Nicolas Sandret, médecin inspecteur du travail.
→ Faire disparaître les savoir-faire sociaux (ne pas dire bonjour, ni au revoir, ni merci) ;
→ utiliser en public des injures sexistes, racistes, des mises en causes professionnelles face aux collègues ou au public ;
→ cesser toute communication verbale ;
→ utiliser l’entretien d’évaluation à visée de déstabilisation émotionnelle ;
→ changer les horaires de repas pour séparer des collègues habituels ;
→ omettre d’informer sur les réunions ;
→ répartir inégalitairement la charge de travail, en qualité et en quantité ;
→ contrôler des communications téléphoniques par ampli ou écoute ;
→ imposer un reporting abusif ;
→ inciter fortement à la mutation, à la démission ;
→ travailler de façon trop séquencée sans vision du produit du travail (perte de sens du travail) ;
→ enjoindre de prioriser des tâches dont le degré d’urgence est présenté comme similaire (injonctions paradoxales) ;
→ faire venir le salarié et ne pas lui donner de travail ;
→ fixer des objectifs irréalistes ou irréalisables, dépassant la durée légale du travail, entretenant une situation d’échec, un épuisement professionnel, et émettre des critiques systématiques.
* L’ouvrage est doté d’un site compagnon, <
La politique de réorganisation et le management de France Télécom durant la période 2005-2009, qui ont accompagné la suppression de 22 000 emplois et la mobilité de 14 000 personnes, resteront symptomatiques de pratiques pathogènes susceptibles d’être qualifiées de harcèlement moral. L’opérateur a été condamné en mars 2010 par la cour d’appel de Paris à verser 400 000 euros à un ex-directeur de la réglementation de l’entreprise pour harcèlement moral. Il avait été laissé pendant deux ans et demi sans affectation ni travail précis. Mais c’est la plainte déposée au pénal par le syndicat SUD pour mise en danger de la vie d’autrui et harcèlement moral, après la vague de suicides intervenue en 2009, qui fera date. L’affaire est en cours d’instruction, et « la procédure peut prendre beaucoup de temps », indique Patrick Ackermann délégué syndical central de SUD. La plainte avait à l’origine été déposée contre France Télécom SA, l’ancien Pdg Didier Lombard, Louis-Pierre Wenes, l’ex-directeur exécutif délégué, et Olivier Barberot, l’ex-DRH. Le parquet n’a retenu que le harcèlement moral contre X. Malgré le lancement d’un “nouveau contrat social” et la signature de nombreux accords avec les partenaires sociaux, notamment sur la mobilité, l’évaluation, la prévention du stress et l’organisation du travail, « l’application concrète ne vient pas », regrette Patrick Ackermann. La direction rappelle régulièrement les engagements, mais le processus de changement est progressif et prend du temps, selon elle. En témoigne le suicide par immolation d’un salarié, intervenu le 26 avril à Mérignac (Gironde): dès septembre 2009, ce salarié avait adressé un courrier à sa direction dans lequel il dénonçait « l’indigence managériale » et affirmait être « en trop ».
→ Toute rupture du contrat de travail, licenciement mais aussi démission, qui résulterait d’un harcèlement moral est nul de plein droit. Le salarié peut demander l’entière réparation du préjudice subi. Le harcèlement peut justifier la prise d’acte de la rupture du contrat de travail.
→ Tout salarié ayant procédé à des agissements de harcèlement moral est passible d’une sanction disciplinaire. Le fait de harceler est nécessairement une faute grave.
→ Le harcèlement moral est un délit puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende.
→ Preuve : en cas de contentieux, le salarié doit établir des faits permettant de présumer l’existence du harcèlement. Au vu de ces éléments, la personne poursuivie doit prouver que ses agissements ne sont pas constitutifs d’un harcèlement ou qu’ils sont justifiés par des motifs étrangers à tout harcèlement.