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« La réforme de la médecine du travail tend à démédicaliser les risques »

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 19.04.2011 | PAULINE RABILLOUX

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« La réforme de la médecine du travail tend à démédicaliser les risques »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

La réforme de la santé au travail initiée en 2010 instaure, entre autres, des équipes pluridisciplinaires réunissant autour du médecin des intervenants de la prévention tels que des ergonomes, des acousticiens, etc., dans des services de santé au travail présidés par un représentant patronal. Leurs nouvelles missions tendraient à la « démédicalisation » de la prévention des risques professionnels.

E & C : Quel est l’enjeu de la loi sur l’organisation de la santé au travail, en cours d’examen au Parlement ?

Pascal Marichalar : A l’occasion de la réforme des retraites en 2010, une proposition de loi relative à l’organisation de la médecine du travail a été adoptée par les deux chambres, puis invalidée par le Conseil constitutionnel pour une question de forme. La proposition de loi a été à nouveau déposée en l’état et est en cours d’examen. Elle prévoit deux dispositions importantes : la première concerne la gouvernance des services de médecine du travail, qui sera désormais assurée par un conseil d’administration prétendument paritaire, mais en réalité à majorité patronale*, puisque le président, issu des employeurs, aura une voix prépondérante. Le deuxième changement est la disparition du rôle pivot joué jusqu’ici par les médecins du travail, l’unité centrale des services étant désormais une « équipe pluridisciplinaire », regroupant à côté des médecins des intervenants très divers : métrologues, acousticiens, ergonomes, infirmiers… Le médecin sera, quant à lui, moins autonome, puisque des objectifs contraignants seront assignés aux équipes pluridisciplinaires par le directeur du service. Cette réforme parachève une “démédicalisation” de la prévention des risques professionnels, entamée depuis vingt-cinq ans par les gestionnaires de services et cautionnée par les pouvoirs publics.

E & C : Quelles sont les raisons de cette “démédicalisation” ?

P. M. : On la présente aujourd’hui comme une réponse nécessaire à la disparition progressive des médecins du travail : 75 % d’entre eux ont plus de 50 ans, en grande partie du fait du manque de volonté des autorités d’ouvrir de nouvelles voies de recrutement. Cependant, un regard historique permet d’identifier plusieurs dynamiques de long terme qui expliquent les réformes successives. En 1987, le syndicat des responsables patronaux de services de médecine du travail envisage déjà, dans un rapport sur “L’avenir de la médecine du travail”, de limiter le rôle du médecin au profit de prestations « pluridisciplinaires » permettant de mettre la médecine du travail « au service des entreprises ». Le rapport préconise de changer le nom de ces services, ce qui est fait en 2002. On ne parle plus désormais de médecine mais de santé au travail. La seconde dynamique, plus complexe à appréhender, tient à une directive européenne de 1989, qui oblige les employeurs à se doter de compétences pour évaluer et gérer les risques professionnels dans leur entreprise. Depuis 2001, l’absence d’évaluation des risques constitue même un motif de poursuite pénale. Pour les grandes entreprises qui disposent de services hygiène et sécurité, ce n’est pas un problème. Mais pour les très nombreuses petites entreprises dépourvues de ces compétences, c’est plus difficile. C’est pourquoi plusieurs employeurs ont souhaité que la médecine du travail, traditionnellement centrée sur le salarié et la prévention, offre également des prestations pour protéger leur responsabilité en montrant qu’ils s’acquittent de leur obligation d’évaluation et de gestion des risques.

E & C : Quelle est la différence entre prévention et gestion des risques ?

P. M. : Derrière les mots, c’est la nature même des missions qui a changé. La médecine du travail tend aujourd’hui à être centrée sur l’environnement et à concerner non des personnes mais des normes. Les employeurs aimeraient pouvoir se référer à des seuils de nocivité pour se dédouaner de toute responsabilité en cas de problème. A terme, on peut imaginer que cela reviendrait à sortir complètement les individus du circuit : il n’y aurait plus ni médecins ni patients, mais simplement des règles à respecter et un environnement dont on tenterait de réduire les risques jusqu’à zéro. Derrière ce glissement, il y a l’idée abstraite qu’un environnement avec zéro risque n’entraînerait plus ni accident du travail ni maladies professionnelles, et rendrait donc superflue la surveillance médicale des salariés. Ce qui, bien sûr, reste à prouver.

E & C : Selon vous, quels sont les risques contenus dans cette réforme ?

P. M. : On ne pourra apprécier ses conséquences concrètes qu’avec un certain recul. On constate déjà, dans certains contextes, une marchandisation de la prévention des risques. On demande aux médecins et aux intervenants une prestation minimale dans le cadre du service couvert par la cotisation de l’entreprise, pour ensuite proposer à cette dernière des prestations supplémentaires payantes. C’est également l’indépendance de la prévention des risques professionnels qui est affaiblie. Alors que les médecins du travail bénéficient d’un statut protecteur, les nouveaux intervenants sont des salariés comme les autres, et on peut penser qu’ils auront moins de latitude pour intervenir dans un sens contraire aux intérêts des employeurs. Cependant, la réforme est surtout dangereuse parce qu’elle n’améliore rien. Depuis plusieurs années, les médecins surchargés ne peuvent faire face à toutes leurs missions. Moins nombreux encore, que pourront-ils faire ? Par ailleurs, puisque la protection de la santé des salariés reste entre les mains des employeurs, l’arbitrage entre production et prévention ne peut que pencher encore un peu plus du côté de la rentabilité, ce qui met potentiellement en danger la santé des travailleurs.

* Les sénateurs, contre l’avis du gouvernement, ont adopté un amendement sur cette disposition en janvier 2011, accordant la présidence et la trésorerie du conseil d’administration alternativement au patronat et aux représentants des salariés.

SON PARCOURS

• Pascal Marichalar est doctorant en sociologie au Centre Maurice-Halbwachs (CNRS-EHESS-ENS) et enseigne à l’université Paris13. Il prépare une thèse sur l’évolution de la médecine du travail en France de 1970 à nos jours.

• Parmi ses publications récentes : “Responsabilités en souffrance. Les conflits autour de la souffrance psychique des salariés d’EDF-GDF, 1985-2008” ( in Sociétés contemporaines n° 79, avec M. Benquet et E. Martin, 2010), “La médecine du travail sans les médecins ? Une action patronale de longue haleine” (in Politix n° 91, 2010).

SES LECTURES

• La Santé au travail. 1880-2006, Stéphane Buzzi, Jean-Claude Devinck, Paul-André Rosental, La Découverte, 2006.

• Les Mains inutiles, sous la dir. de Catherine Omnès et d’Anne-Sophie Bruno, Belin, 2004.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX

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