La généralisation du CV anonyme n’est pas justifiée. C’est la recommandation du rapport d’évaluation de trois économistes (1) rendu public le 31 mars. Réalisé à partir des offres de Pôle emploi, il en ressort que, si ce CV est efficace pour contrecarrer la tendance des recruteurs à favoriser leurs semblables (homophilie), la méthode pénalise encore davantage les candidats issus de l’immigration ou de quartiers sensibles. Or l’expérimentation, commandée en mai 2009 par Yazid Sabeg, commissaire à la diversité, avait justement pour but de vérifier la faisabilité et l’efficacité du dispositif dans la lutte contre les discriminations. Elle devait préparer la publication du décret d’application de la loi de 2006 sur l’égalité des chances, rendant obligatoire le recours au CV anonyme pour les entreprises de plus de 50 salariés.

Lorsque le recruteur est un homme, les femmes ont 5 fois moins de chances d’être reçues en entretien que les hommes et 5 fois moins de chances d’être recrutées ensuite. La tendance s’inverse quand le CV est anonyme : avec un recruteur masculin, les femmes ont plus de chances que les hommes d’être recrutées. Pour ces candidates, le CV anonyme permet donc d’égaliser les chances.

En revanche, et c’est un résultat inattendu, la méthode pénalise les candidats issus de l’immigration ou résidant en ZUS-CUCS (2), qui ont encore moins de chances de décrocher un entretien quand leur CV est anonymisé (1 sur 22) qu’avec un CV nominatif (1 sur 10).

Plusieurs pistes ont été explorées sans permettre d’expliquer ce phénomène. Une hypothèse avancée est que les informations de l’état civil permettent parfois au recruteur d’être plus indulgent au regard d’éléments négatifs du CV, des “trous” dans le parcours par exemple. Ce résultat contre-productif du CV anonyme est la principale raison invoquée pour ne pas le généraliser, contrairement à ce que préconise par exemple le Parti socialiste dans son programme publié la semaine dernière.

Pourtant, d’autres éléments de l’enquête sont plutôt positifs. Notamment le fait que le CV anonyme permet aux entreprises de pourvoir les postes dans des délais comparables à ceux du CV nominatif et de valider les périodes d’essai dans les mêmes proportions, sans engager de surcoût.

« AXA a généralisé en 2010 le CV anonyme pour ses recrutements par Internet et maintient cette procédure. Nous avons en effet constaté qu’il y a davantage de candidats d’origines diverses (nationalité des ascendants) qui postulent par CV anonyme que par CV classique, et que cet écart se retrouve ensuite dans les recrutements. A mon sens, les résultats en apparence paradoxaux de l’étude de Pôle emploi démontrent que le CV anonyme a bien pour effet de neutraliser les discriminations, puisque selon l’hypothèse des chercheurs, il empêche les employeurs de réinterpréter le CV d’un candidat issu de l’immigration à son avantage. »

→ Les difficultés rencontrées lors de l’expérimentation du CV anonyme, qui a duré plus d’un an, ont été importantes. Cette expérimentation a été menée dans 8 départements par Pôle emploi à partir de 751 recrutements, entre novembre 2009 et novembre 2010.

→ Durant les premiers mois, très peu d’offres d’emploi ont pu être intégrées, car les conseillers de Pôle emploi n’osaient pas les proposer, et la moitié des employeurs refusaient de participer à l’expérimentation. Par la suite, les employeurs ont été obligés d’entrer dans le protocole.

→ En outre, face à l’alourdissement de la charge de travail des conseillers – sélection des offres, tirage au sort, traitement des CV, contact des candidats retenus – qui, pour certains, ne respectaient pas le protocole, Pôle emploi a dû recruter une équipe dédiée au traitement des offres et CV anonymes.

« Les chercheurs sont parvenus à un résultat baroque qu’ils ne parviennent d’ailleurs pas à expliquer : le CV anonyme pénalise les candidats issus de l’immigration. A mon sens, l’échantillon produit un biais dans le résultat. Le problème est que les entreprises testées se comportent bizarement lorsqu’elles reçoivent un CV nominatif : les candidats issus de l’immigration n’ont que 19 % de chances de moins que les autres d’être embauchés, alors que tous les testings précédents (BIT, Halde, université d’Evry, Observatoire des discriminations) mesurent un écart moyen de 70 %.

En fait, les entreprises étudiées par les chercheurs se comportent comme si elles pratiquaient la discrimination positive, ce qui n’est pas une pratique constatée dans les autres études. Sur cette base, les chercheurs auraient dû éviter de recommander de ne pas généraliser le CV anonyme. »

« L’étude de Pôle emploi démontre que le CV anonyme est utile pour lutter contre les discriminations en raison du genre, mais pas pour celles du fait de l’origine. Ce résultat ne plaide donc pas pour une généralisation du CV anonyme. A cet argument s’ajoute que, pour certaines populations, il faut adopter une approche volontariste, pratiquer l’action positive, ce que ne permet pas de faire le CV anonyme. D’ailleurs, beaucoup de personnes revendiquent maintenant leur diversité et ne souhaitent pas l’anonymat.

De leur côté, de nombreuses entreprises se sont engagées, depuis la création de la Charte de la diversité en 2004, en faveur de la diversité, donc au-delà de l’égalité de traitement. Enfin, il faut noter que les réseaux sociaux, qui sont maintenant une source pour les employeurs, ne se prêtent pas à l’utilisation du CV anonyme. »

PROPOS RECUEILLIS PAR EMMANUEL FRANCK