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« Il n’y a pas de stratégies du bien-être déconnectées du bien-faire »

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 29.03.2011 | GAËLLE PICUT

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« Il n’y a pas de stratégies du bien-être déconnectées du bien-faire »

Crédit photo GAËLLE PICUT

Les risques psychosociaux sont devenus un enjeu majeur pour les entreprises. Mais la prise en charge actuelle de la souffrance au travail aboutit à une impasse si elle oublie de traiter le fond du problème, à savoir la qualité du travail. Davantage que les salariés, c’est le travail qu’il faut soigner.

E & C : Dans votre dernier ouvrage, Le Travail à cœur, vous dénoncez le traitement hygiéniste des risques psychosociaux et les dérives de l’entreprise compassionnelle. Que voulez-vous dire par là ?

Yves Clot : Nous assistons à la résurgence et à l’offensive d’un courant hygiéniste qui vient du XIXe siècle. Il tend à requalifier les problèmes du travail en vulnérabilité personnelle, à transformer les salariés en victimes. On somme les entreprises de mettre en place le dépistage de la souffrance, des cellules d’écoute psychologique, de la compassion. De fragile, la personne devient cible de soins. L’hygiénisme bascule alors vers le despotisme compassionnel. On transforme la question du travail en péril sanitaire et on développe des “couloirs humanitaires” au sein des entreprises. L’objectif de tout ceci est la réparation, la restauration du bien-être. Mais la compassion n’est pas une politique et elle conduit à une impasse. L’hygiénisme pasteurise, colmate, mais ne règle rien. Car le travail n’est pas un produit toxique. C’est de ne pas pouvoir l’exercer correctement qui est nocif.

E & C : La qualité du travail serait le cœur du problème ?

Y. C. : Les salariés se reconnaissent de moins en moins dans ce qu’ils font. Ils ne sont plus fiers de leur travail. Or c’est lorsqu’on ne se reconnaît plus dans son travail – un produit, un service, une histoire collective, un lien social… –, lorsque les organisations ne donnent plus les moyens de faire un travail défendable à ses propres yeux que l’on perd sa santé. La majorité des salariés garde sur l’estomac ce travail empêché, cette qualité abîmée. Le phénomène devient massif. Or, se reconnaître dans ce qu’on fait passe par la défense de la qualité du travail. Voilà ce qui est décisif. L’enjeu n’est pas la qualité de vie au travail mais la qualité du travail tout court. Il ne peut y avoir de vraies stratégies du bien-être déconnectées du bien-faire. Le plaisir du travail bien fait est la meilleure prévention contre le stress.

E & C : C’est donc le travail qu’il faut soigner ?

Y. C. : La défense de la qualité du travail est effectivement la question centrale. C’est le déni du travail contrarié, abîmé, de la qualité altérée qui est source de psychopathologies. Et celui-ci se paie cher, aussi bien pour l’entreprise que pour le salarié, en termes de santé, de coût, de perte de créativité, etc. Alors que de nombreuses études ont démontré que, dans les entreprises qui ont une tradition de confrontation sur la qualité du travail, les apports en termes d’énergie et de santé sont énormes.

E & C : Comment sortir de cette situation ?

Y. C. : Les débats sur la qualité du travail doivent être au centre de la délibération sociale et politique. Même si cela n’est pas facile, on doit admettre qu’il y a des points de vue différents – salariés, direction, hiérarchie intermédiaire – et prendre le risque de se mesurer à ces conflits de critères sur la qualité du travail. Cela permet de transformer ces activités contrariées ou rentrées en moyens d’agir et en leviers de changement. Mais penser que cela ne relève que de la hiérarchie est une grave erreur. La responsabilité relève également des salariés eux-mêmes. La santé ne peut pas venir d’en haut, elle ne se délègue pas. Pour défendre leur métier, leur travail, il faut que les salariés s’y attaquent car ils sont les mieux placés pour savoir ce qui est possible-juste et ce qui est impossible-injuste en matière de qualité du travail. Sinon, ils deviennent des victimes, des objets de gestion et non pas des sujets de l’action.

E & C : Quelle est la place des IRP ?

Y. C. : Les syndicats ne peuvent pas se contenter d’adopter une posture critique et de dire à la direction qu’il faut changer l’organisation du travail. Leur combat est peut-être aussi de soigner le travail. Il faut qu’il y ait débat, confrontation sur la redéfinition et les critères de performance au travail, car c’est elle qui empoisonne actuellement la santé. Elle ne peut être que multicritères. Comment faire pour que la performance tienne compte des critères de qualité et non pas seulement de rentabilité ? Or il n’y a pas d’institutions pour en débattre et négocier. D’un côté, il y a le comité de direction, où l’on discute finances, emploi, efficacité, performance, et, de l’autre, le CHSCT où l’on discute santé, prévention. La qualité du travail devrait être au cœur de la réinstitutionnalisation des relations sociales. Ainsi, les salariés eux-mêmes pourraient reprendre le pouvoir d’agir et l’initiative sur leur activité. La rénovation des IRP passe par là.

PARCOURS

• Yves Clot est professeur titulaire de la chaire de psychologie du travail du Cnam (Conservatoire national des arts et métiers), directeur du Centre de recherche sur le travail et le développement.

• Il a consacré plusieurs ouvrages à la question du travail, dont Le Travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux (La Découverte, 2010), qui a remporté le prix du Meilleur ouvrage sur le monde du travail.

LECTURES

• Soigner le travail, Gabriel Fernandez, Erès, 2009.

• Refaire son métier. Essai de clinique de l’activité, Jean-Luc Roger, Erès, 2007.

• Au-delà du stress au travail, Marc Loriol, Marie Buscatto, Jean-Marc Weller, Erès, 2008.

Auteur

  • GAËLLE PICUT