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Comment éviter le pire ?

Enquête | publié le : 22.03.2011 | VIRGINIE LEBLANC

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Comment éviter le pire ?

Crédit photo VIRGINIE LEBLANC

Les consommations de cannabis et de cocaïne se répandent dans la société, donc également parmi les salariés. Un réel danger pour l’entreprise : ces substances psychoactives peuvent être à l’origine de dysfonctionnements et d’accidents du travail. Certains employeurs sortent du déni et engagent désormais des actions de prévention.

La “coke” se démocratise. Elle n’est plus l’apanage des traders, des stars des médias, ou encore de certains jeunes loups du barreau : « N’importe quel groupe social peut aujourd’hui avoir accès à la cocaïne, on en trouve partout, et le produit est fortement addictogène », observe Sarah Coscas, psychiatre addictologue à l’hôpital Paul-Brousse. De fait, son prix baisse fortement, aux alentours de 60 euros le gramme : « On trouve même aujourd’hui de la cocaïne à 35 euros le gramme dans les quartiers Nord de Marseille », s’alarme Marc Elie, ancien toxicomane devenu formateur.

On estime à 250 000 le nombre de consommateurs de cocaïne, le cannabis restant de loin la drogue illicite la plus répandue : il est consommé régulièrement par 1,2 million de personnes et par 550 000 quotidiennement (voir infographie p. 24). Difficile d’imaginer que des addictions aussi répandues restent à la porte de l’entreprise.

En 2004, une étude auprès de 1 000 chauffeurs routiers, en région Nord-Pas-de-Calais, avait même montré que la première drogue consommée chez eux était le cannabis (8,6 %), devant l’alcool (5 %) et les autres opiacés (4,1 %), rapporte Bernard Fontaine, médecin du travail au Pôle santé travail de Lille.

Le cannabis se répand

« Suivant les enquêtes que nous avons faites avec l’Anpaa (Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie) en 2006 et plus récemment avec l’INRS et la société de médecine du travail de l’Ouest Ile-de-France, il semble bien que les DRH comme les médecins du travail constatent que le sujet des toxicomanies au travail devient de plus en plus préoccupant », relève Colette Ménard (1), chargée d’expertise au département enquêtes et analyses statistiques de l’Inpes (Institut national de prévention et d’éducation pour la santé). « Quatre médecins sur dix disent partager le sentiment qu’aujourd’hui l’usage du cannabis au travail semble répandu. 23 % font le constat que depuis cinq ans ils observent une augmentation des drogues illicites autres que le cannabis dans le monde du travail », complète-t-elle. Les transports, l’hôtellerie, la restauration, la construction seraient les secteurs pour lesquels la prévalence des usagers est nettement supérieure à la moyenne générale. « Les problèmes demeurent l’alcool et le cannabis, mais la nouveauté est que l’on en parle de façon plus ouverte », souligne Bertrand Fauquenot, de l’Anpaa. La Mildt (Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie) et la Direction générale du travail (DGT) ont organisé récemment des Assises sur le thème “drogues illicites et risques professionnels” (lire p. 33) réunissant différents experts, afin de faire un état des lieux et de dégager des bonnes pratiques, alors que l’on ne dispose pas de statistiques globales sur les addictions en entreprise.

Signe que le sujet préoccupe les pouvoirs publics, un amendement adopté au Sénat fin janvier fait figurer parmi les missions des services de santé au travail la prévention de la consommation d’alcool et de drogues sur le lieu de travail. « Entre 10 % et 20 % des accidents du travail sont dus à la consommation d’alcool », argue notamment l’amendement.

Du côté des entreprises, « l’obligation de sécurité de résultat a changé la donne », remarque Marc Elie. La responsabilité des employeurs peut être recherchée au titre de la faute inexcusable, et les salariés peuvent être poursuivis pour non-assistance à personne en péril. « Les actions de sensibilisation permettent à l’employeur de prouver qu’il a effectivement engagé des moyens pour assurer la santé et la sécurité des salariés et ainsi éviter une condamnation en cas d’accident », écrivent Philippe Arbouch et Alexis Triclin dans leur ouvrage Les Tabous dans l’entreprise (2) (lire l’encadré en haut de la page 25).

Formation et suivi

Il y a deux ans, Marc Elie a commencé par sensibiliser les salariés des chantiers de Sacer Atlantique (lire Entreprise & Carrières n° 940), puis, très vite, les demandes d’intervention se sont multipliées, d’abord dans l’ensemble du groupe Colas. Aujourd’hui Bouygues, Eiffage, Veolia, Vinci (lire pp. 26 et 28) figurent parmi ses clients. « J’étais un peu seul sur le créneau au départ. Aujourd’hui, je travaille avec 7 personnes pour proposer des formations et des sensibilisations, ainsi qu’un suivi médical pendant trente-six mois. » Sa société, Elicole Formation, est aussi fabricant d’un test salivaire.

De plus en plus sollicité sur le sujet du cannabis, l’INRS préconise une démarche prévention « collective et globale » : « Il faut que la direction aborde ce risque comme un autre, souligne Geneviève Abadia, responsable du département études et assistance médicales. Le rôle de l’entreprise est d’informer et de sensibiliser à tous les niveaux les salariés et les encadrants. » L’INRS recommande de définir dans une charte le rôle et les moyens des différents intervenants, les différents signaux d’alerte et la conduite à tenir en cas d’urgence.

François Nicaise, président fondateur de Restim, agence conseil en alcoologie et addictologie d’entreprise, qui réalise des sensibilisations avec des médecins et des avocats, constate que « les entreprises n’abordent pas le sujet des drogues indépendamment de celui de l’alcool ».

Savoir aborder le sujet

Il insiste sur la nécessité de travailler sur les dysfonctionnements professionnels liés à la consommation d’un produit. Selon lui, « le manager ne peut aborder le sujet que de cette façon », en s’appuyant sur un retard inhabituel, un acte dangereux, ou du travail moins bien fait que d’habitude, par exemple. « Nous recommandons notamment l’entretien du lendemain, afin qu’un échange sur des éléments factuels ait lieu entre le manager et le salarié qui aura été écarté de son poste. »

De plus en plus, les entreprises utilisent des tests de dépistage, en accompagnement de politiques de prévention. « Ce doit être seulement un complément, il ne faut pas commencer par là », prévient François Nicaise. « Il y a un débat sur le dépistage du fait de la judiciarisation de la responsabilité de l’employeur, et il existe un lobby important de l’industrie pharmaceutique pour étendre cette pratique », estime Astrid Fontaine, ethnologue pour l’association Laboratoire de recherche en sciences humaines (LRSH) (3).

Une éventuelle systématisation des tests fait bondir les syndicats. « Est-ce à l’entreprise de dépister un usage illicite ? s’interroge Pierre-Yves Montéléon, responsable des sujets de santé au travail à la CFTC. Elle n’est pas la police. Il appartient au médecin du travail d’estimer si un dépistage est nécessaire. Les tests systématiques n’ont pas de sens, il faut savoir pourquoi on cherche. » « Non au flicage généralisé et débattons des conditions de travail », avance de son côté Jean-François Naton, conseiller confédéral de la CGT.

Aujourd’hui, le dépistage systématique est de toute façon interdit. Par exception, les employeurs peuvent faire pratiquer des tests, lors de l’embauche ou au cours de l’activité professionnelle du salarié, pour les postes à risques. Pour ce faire, l’employeur utilise le règlement intérieur, dans lequel sont listés les postes à risques, qui ne sont pas définis légalement.

Le Comité consultatif national d’éthique a toutefois mentionné dans son avis du 16 octobre 1989 « des activités pour lesquelles l’usage de drogues peut créer des risques, soit pour ceux qui exercent ces activités, soit pour d’autres salariés de l’entreprise, soit pour des tiers » (4).

Les salariés doivent en être informés individuellement et connaître la nature et l’objet du dépistage. Ils peuvent aussi contester les résultats. Le dépistage doit être réalisé par le médecin du travail, et ses résultats relèvent du secret médical.

Avis d’aptitude

Certaines professions nécessitent un avis d’aptitude médicale pour valider l’intégration d’un salarié : transport ferroviaire (arrêté du 30 juillet 2003), transport aérien (arrêtés du 27 janvier 2005 et 4 septembre 2007) et transport terrestre (arrêté du 21 décembre 2005). Quant aux tests de dépistage salivaires, « ils manquent de fiabilité. Ils doivent de toute façon être confirmés avec des tests urinaires ou sanguins. De plus, ils ne détectent que les consommations récentes et ils ne donnent pas d’indications sur les effets et les dates de consommation », estime Geneviève Abadia.

La DGT n’a pas tranché pour dire si ce type de test est un test biologique ou pas. Si c’était le cas, l’employeur ne pourrait plus l’utiliser librement. Un avis du Comité consultatif national d’éthique devrait prochainement trancher sur le sujet (lire p. 33).

(1) Lors des Assises nationales du 25 juin, à Paris “Drogues illicites et risques professionnels” : <www.drogues.gouv.fr>.

(2) Editions d’Organisation, 2006.

(3) Auteure de Double vie. Les drogues et le travail, Les Empêcheurs de penser en rond, 2006. Coauteure de plusieurs recherches sur les usages de drogues publiées par l’OFDT (Observatoire français des drogues et des toxicomanies).

(4) Une liste indicative et non limitative de postes à risques est disponible dans un guide intitulé Le cannabis et l’Entreprise, réalisé par l’Espace de concertation et liaison addictions tabagisme (Eclat) Nord-Pas-de-Calais, le Graa (Groupement régional d’alcoologie et d’addictologie) et l’Institut de santé au travail du nord de la France (ISTNF) : <www.eclat5962.org>.

L’essentiel

1 On dénombre 1,2 million d’usagers réguliers du cannabis en France. Même consommés dans la sphère privée, les drogues peuvent engendrer des risques professionnels.

2 Les entreprises ne peuvent plus ignorer ces dangers et nombre d’entre elles s’engagent dans des actions de prévention.

3 Certains employeurs accompagnent leurs formations par des dépistages préventifs.

Les limites du dépistage

Le dépistage suscite des craintes de par son caractère intrusif dans la vie privée et surtout par l’usage qui pourrait être fait des résultats. En outre, « il y a beaucoup de biais à la technique du dépistage aujourd’hui, commente un médecin du travail. La personne qui fumerait deux ou trois joints le samedi soir de façon régulière serait positive, sur le plan des tests urinaires, pendant environ trois semaines. Mais un test positif ne veut pas dire que le salarié n’est pas apte, d’où la complexité de la décision d’aptitude ».

Autre problème évoqué par ce médecin : « Certaines personnes ne jouent pas le jeu et faussent les résultats des tests, soit en apportant les urines de leur conjoint, ce qui aboutit à ce que les personnes les plus gravement atteintes passent au travers. » « Des produits permettant de falsifier les tests se sont développés, notamment aux Etats-Unis », signale aussi Astrid Fontaine.

« Les tests, en renvoyant à l’individu, visent à dédouaner le plus possible l’employeur de sa responsabilité en cas d’accident du travail, estime Renaud Crespin, sociologue et chercheur au CNRS. La France aurait tendance à vouloir utiliser des tests salivaires, car ils ne nécessitent pas le recours à un médecin. » Selon lui, aux Etats-Unis, on estime que 55 millions de tests ont été réalisés pour les drogues en 2008 et plus de 40 millions de salariés y sont testés par an. Ce qui représente un marché compris entre 1,5 et 2 milliards de dollars, aujourd’hui saturé. « Au départ, chez les Américains aussi les tests étaient circonscrits aux postes de sécurité, mais on a élargi de plus en plus la cible, y compris aux fonctions qui impliquaient des risques financiers pour les entreprises, c’était la porte ouverte à tester tout le monde », rapporte Renaud Crespin, persuadé que la France va connaître la même évolution. Le tout dans un contexte où le risque alcool légal est plus important. Renaud Crespin cite, à cet égard, l’étude SAM (Stupéfiants et accidents mortels de la circulation routière) réalisée par la Sécurité routière en 2005. Elle révèle que le risque d’accident de la route après usage de cannabis est multiplié par 1,8, alors qu’il est multiplié par 2,1 en cas d’usage licite d’alcool (avec 0,5 gramme dans le sang).

Drogues sur le lieu de travail : le déni est risqué

→ Deux décisions de justice montrent que salariés et employeurs prennent des risques à ne rien entreprendre s’ils découvrent qu’un collaborateur fume du cannabis ou prend un véhicule en état d’ébriété.

→ Cour d’appel de Reims, 4 avril 2007 : licenciement pour faute grave d’un salarié chef des ventes qui, bien qu’ayant connaissance de la consommation de produits illicites par une de ses monitrices et de ce qu’elle les proposait à d’autres prospecteurs, n’a pas alerté la direction ni interdit aux personnes sous l’empire de la drogue d’utiliser les véhicules et de transporter les collaborateurs.

→ Chambre criminelle de la Cour de cassation, 5 juin 2007 : non-assistance à personne en danger pour un cadre et un salarié de l’entreprise qui ont laissé prendre son véhicule à un salarié en état d’ébriété, qui s’est tué en voiture après un repas de fin d’année trop arrosé.

Source : INRS.

Se droguer pour “tenir”

De nombreux spécialistes pointent le fait que l’organisation du travail peut générer la consommation de substances dangereuses, qui aident les salariés à « tenir ». « L’entreprise a un peu trop tendance à considérer que les addictions viennent uniquement de l’extérieur, or certaines organisations et conditions de travail, comme les horaires décalés ou la surcharge de travail, peuvent favoriser la consommation de produits psychotropes », relève Geneviève Abadia, responsable du département études et assistance médicales de l’INRS.

Michel Hautefeuille*, psychiatre à l’hôpital Marmottan (Paris XVIIe), dans sa consultation anonyme et gratuite, reçoit parmi ses patients des salariés qui utilisent des produits « pour faire face » et accroître leur vigilance au travail. « Je travaille depuis dix ans sur le dopage au quotidien et je constate qu’il se démocratise », ajoute-t-il. Les secteurs de la finance, du show-biz, des médias, de l’informatique ne sont plus les seuls à être concernés. Enseignants, routiers, coursiers, par exemple, viennent consulter.

« J’observe trois temps dans la consommation des personnes que je reçois : la prescription d’anxiolytiques ou d’antidépresseurs par un médecin ; certains passent ensuite le cap de l’automédication, prennent trop de médicaments, pour dormir et pour être excités ; enfin, un troisième groupe va chercher un produit miracle, soit naturel, soit illégal, comme la cocaïne. »

Un point positif : certains salariés demandent l’aménagement de leurs conditions de travail et sont parfois surpris de l’accueil favorable de leur patron, rapporte-t-il. Par ailleurs, selon lui, les employeurs font plus attention au « cadre qui explose en vol » qu’aux salariés « interchangeables ».

* Auteur de Drogues à la carte, Payot, 2002.

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  • VIRGINIE LEBLANC