logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Enquête

Il est urgent de déconnecter

Enquête | publié le : 15.02.2011 | VIRGINIE LEBLANC

Image

Il est urgent de déconnecter

Crédit photo VIRGINIE LEBLANC

Avec l’omniprésence des technologies, les salariés sont de plus en plus souvent connectés à leur entreprise 24 heures sur 24. D’un côté, ils gagnent en flexibilité dans l’organisation de leur travail. De l’autre, ils subissent un stress lié à la surcharge d’informations et à l’envahissement du travail dans leur sphère privée. Des débordements que peu de RH régulent à ce jour.

En décembre dernier, la CFE-CGC mettait les pieds dans le plat. A l’appui des derniers résultats de son baromètre sur le stress, le syndicat dénonçait le « workaholisme au Blackberry ». Il relevait que la part des entreprises qui fournissent gratuitement un Blackberry ou un équivalent à leurs cadres a augmenté de 16 points en un an, passant à 28 %. Et 41 % des cadres sondés par le baromètre déclaraient ne pas pouvoir se déconnecter (35 % pendant le week-end). Une connexion permanente qui engendre de multiples conséquences : des temps de réponses toujours plus courts, un volume d’informations à traiter qui augmente et un nombre croissant de tâches à accomplir. Seuls 7 % des cadres répondaient qu’un droit à la déconnexion était formalisé dans une charte ou un accord syndical dans leur entreprise (voir les graphes ci-dessus).

Près des trois quarts estiment que leur entreprise ne met pas en place de mesures particuliè­res pour rationaliser le nombre de messages et d’informations circulant par voie électronique. En découlent des difficultés à concilier vie professionnelle et vie personnelle pour 59 % d’entre eux (+ 2 points).

Apparition de contentieux

Fort de ces tendances alarmantes, Bernard Salengro, secrétaire national de la CFE-CGC, travaille actuellement avec des juristes afin d’identifier des actions en justice envisageables, dans des entreprises emblématiques, pour réclamer soit la prise en compte des heures supplémentaires, soit le droit à la déconnexion des messageries électroniques en dehors des heures de travail. Il s’inspire ainsi de quelques contentieux qui émergent aux Etats-Unis (lire p. 26). En France, « pour l’instant, le contentieux porte davantage sur l’utilisation des outils mis à disposition par l’employeur à d’autres fins que professionnelles », constate Stéphane Béal, avocat associé chez Fidal, directeur adjoint du département droit social.

Moyen de preuve

Les outils électroniques deviennent plutôt un moyen de preuve : celles de harcèlement ou de non-respect du repos de 11 heures consécutives entre deux journées de travail.

« Les heures supplémentaires sont des heures commandées par l’employeur, rappelle Sophie Uettwiller, avocate associée au cabinet UGGC & Associés. Si un salarié reçoit un mail tardif, cela ne veut pas forcément dire qu’il doit y répondre dans l’immédiat. Mais si le patron lui demande d’y répondre durant le week-end, cela pose problème. Pour les cadres au forfait, on peut très bien imaginer de décompter une journée ou une demi-journée de travail, si un mail est envoyé pendant les vacances. »

En outre, le conflit émergera si les relations sont par ailleurs dégradées. « Si le salarié se sent bien dans son travail, il pourra très bien recevoir un mail un samedi soir sans se sentir obligé d’y répondre, nuance Monique Boutrand, secrétaire nationale de la CFDT Cadres. A l’inverse, un salarié sous pression sera affecté et ne pourra pas terminer sa soirée normalement. »

Un surplus de stress

De plus en plus, « un grand nombre d’entreprises diligentent des expertises sur le stress au travail, et les TIC sont répertoriées comme étant génératrices de stress », souligne Sophie Uettwiller. Un risque déjà pointé par Henri Lachmann, Christian Larose et Muriel Pénicaud dans leur rapport “Bien-être et efficacité au travail” : « L’utilisation parfois à mauvais escient des nouvelles technologies […] “cannibalise” les relations humaines. » Selon eux, « elle fragilise la frontière entre vie privée et vie professionnelle, dépersonnalise la relation de travail au profit d’échanges virtuels et accélère le rapport au temps de travail – introduisant une confusion entre ce qui est urgent et ce qui est important ».

L’introduction des TIC a en effet engendré « des ruptures de temps et de lieu », selon Charles-Henri Besseyre des Horts, professeur à HEC Paris*.

De plus, l’infobésité, ou surcharge informationnelle, menace sans cesse. Henri Isaac, directeur de la recherche à Rouen Business School (lire Entreprise & Carrières n° 1019), rapporte que 15 % à 20 % du temps de travail des cadres consiste à manipuler, classer, rechercher de l’information, ce qui peut être très lourd. De même, s’il souligne les avantages des technologies nomades – recomposition de la journée de travail, autonomie, réactivité et productivité –, Charles-Henri Besseyre des Horts alerte sur « la surabondance d’informations et le travail dans une urgence fabriquée, sources de stress ».

Préoccupée, la CFDT Cadres, qui promeut de longue date un droit à la déconnexion des salariés, vient de lancer une enquête intitulée “Où commence et où finit mon travail ?”, l’objectif étant de sonder le ressenti des salariés et de leur entourage par rapport à leur charge de travail et son impact sur le respect de la vie privée. « Comment se fait-il que l’on ne cesse de se plaindre de la surcharge cognitive liée à l’omniprésence des technologies de l’information, de la charge mentale induite, et que l’on ne traite pas de ce sujet, même si on commence à le faire à travers les risques psychosociaux ? », interroge de son côté Sandra Enlart, directrice générale d’Entreprise & Personnel, qui s’apprête à publier une étude sur la dimension cognitive du travail.

Le sujet intéresse également le Centre d’analyse stratégique, qui remettra, à la fin du premier trimestre, un rapport issu des réflexions d’un groupe de travail sur “TIC et conditions de travail”. En collaboration avec la Direction générale du travail, des experts examinent notamment les conséquences de l’accélération des rythmes de travail, les impacts sur les collectifs de travail, la santé, et la question du brouillage des frontières temporelles et spatiales.

Réactions individuelles

« Pour l’instant, les réactions restent individuelles, l’entreprise ne gère pas vraiment ces problèmes, remarque Yves Lasfargue, directeur de l’Observatoire des conditions de travail et de l’ergostressie. Il ne faut pas oublier qu’aujourd’hui, une grande partie des technologies sont reprises dans l’entreprise par l’intermédiaire des salariés : elle n’est plus le moteur de l’innovation. »

« Les RH ont été absentes du débat sur les technologies, constate Charles-Henri Besseyre des Horts. Or, l’usage que l’on en fait est un problème RH. » Romain Chevallet, chargé de mission à l’Anact, en appelle aussi à l’implication des RH : « Au sein des comités de direction, elles devraient attirer l’attention sur le point de savoir si les transformations des systèmes d’information répondent bien aux besoins des salariés et à l’activité, préconise-t-il. D’autant que, de plus en plus, le travail des salariés dépend du bon fonctionnement des systèmes, or il y a beaucoup de pannes », que les salariés essaient de réguler. « Au lieu d’apporter une aide, ils engendrent du travail supplémentaire, du stress, une charge mentale accrue », écrivaient les experts de Technologia dans leur rapport sur les conditions de travail et le stress (mai 2010), à propos du système d’information de France Télécom ; 62 % des salariés disaient souvent ne pas pouvoir effectuer correctement leur travail car les applicatifs étaient devenus trop nombreux et/ou trop complexes.

Savoir se déconnecter des messageries

Encore rares, quelques entreprises ont formalisé des règles de bonne conduite. Canon a instauré, en fin d’année, le principe de journées sans mails, ceux-ci étant clairement identifiés comme source de stress dans la charte pour le bien-être des salariés (lire ci-dessous).

Dans le même esprit, 3M a élaboré une charte des relations de travail pour atténuer les effets nocifs des nouvelles technologies, et notamment inciter ses salariés à savoir se déconnecter (lire p. 24). Chez Microsoft aussi, des principes de bon usage sont diffusés, afin d’éviter les incursions intempestives dans l’espace privé, alors que les outils mobiles sont généralisés (lire p. 25).

« La difficulté est de trouver une régulation collective à des pratiques individuelles », souligne François Fatoux, délégué général de l’Orse (Observatoire de la responsabilité sociétale des entreprises). A l’issue d’un rapport commun avec le Cigref sur l’usage des TIC et la RSE, l’Orse avait construit une charte du bon usage des messageries dans un cadre professionnel, qui est restée à l’état de projet. Pour Sandra Enlart, « il n’y a pas de solution miracle, mais les chartes ne suffisent pas. Au sein de l’association D-sides, nous travaillons sur la question de l’impact des technologies sur la manière d’apprendre, de travailler et de penser ».

Une chose est sûre pour la responsable, les entreprises devront vite se soucier « d’offrir des temps de déconnexion et de pause au sens fort du terme à leurs salariés, car il n’est plus possible de les laisser dans un état de sur-stimulation permanent ».

* Auteur de L’entreprise mobile. Comprendre l’impact des nouvelles technologies, Pearson Education France, 2008. Ouvrage rédigé avec le soutien de la chaire HEC-Toshiba mobilité et organisation.

L’essentiel

1 La CFE-CGC a pris position pour défendre soit un droit à la déconnexion des salariés en dehors des heures de travail soit le paiement d’heures supplémentaires.

2 Quelques entreprises formalisent des règles pour inciter au respect des horaires de bureau et permettre aux salariés de souffler davantage.

3 De multiples études et rapports sont lancés pour décrypter les conséquences des technologies sur l’organisation et les conditions de travail.

Travail morcelé

→ Selon une étude publiée en septembre 2010 par Sciforma*, éditeur de solutions web de gestion de portefeuilles de projets, le temps de travail des Français est de plus en plus « morcelé ». « Dominés par l’informatique et les télécommunications, les salariés sont sollicités en permanence par la messagerie interne, les messages instantanés, les appels téléphoniques, les SMS et toutes sortes d’alertes », conclut l’étude ; 25 % des sondés estiment ne travailler que dans l’urgence.

→ 93,3 % d’entre eux passent plus de 4 heures par jour devant leur écran d’ordinateur. Et 75 % avouent interrompre leur travail pour regarder le contenu d’un nouveau message qu’ils viennent de recevoir. Il est à noter toutefois que près d’un message sur trois revêt un caractère non professionnel et que plus d’un Français sur deux se connecte à des réseaux sociaux durant ses heures de travail.

→ De plus, les sources de déconcentration sont multiples. En moyenne, un collaborateur reçoit 34 courriels par jour ; 15,5 % des personnes interrogées déclarent même recevoir plus de 60 courriels quotidiens. En y ajoutant les SMS, chacun déclare recevoir en moyenne 40 messages par jour, soit un message toutes les 12 minutes.

* Etude autoadministrée en ligne auprès de 4 150 salariés.

73 % des cadres travaillent en dehors des heures de bureau

→ 70 % des cadres disposent d’outils de travail à distance (ordinateurs ou téléphones portables, smartphones, etc.) contre 26 % chez les autres salariés, selon une étude d’Opinionway* publiée début février. Ils sont 73 % à travailler en dehors des heures de bureau contre 27 % des non-cadres.

→ Seuls 18 % des cadres disent ne jamais travailler en dehors de l’entreprise et plus de la moitié d’entre eux travaillent le soir (58 %), le week-end (50 %), en vacances ou en RTT (38 %), pendant leur temps de trajet (24 %) ou encore pendant un arrêt maladie (26 %). Mais 78 % utilisent aussi Internet à des fins récréatives au bureau.

→ 72 % assurent qu’ils ne souffrent pas de ce fil à la patte technologique et disent se sentir « plus responsables et épanouis dans la gestion de leur temps. » A l’inverse, 26 % des cadres déclarent toutefois se sentir « aliénés, Internet faisant insidieusement pénétrer le travail dans leur vie personnelle ».

* Enquête d’Opinionway pour les éditions Tissot, auprès d’un échantillon représentatif de 1 154 salariés du privé et du public, rendue publique le 1er février 2011.

Auteur

  • VIRGINIE LEBLANC