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La résistance s’organise contre le “tout anglais”

Les pratiques | publié le : 14.12.2010 | HÉLÈNE TRUFFAUT

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La résistance s’organise contre le “tout anglais”

Crédit photo HÉLÈNE TRUFFAUT

Dans les entreprises internationales, la langue française résiste difficilement aux assauts de l’anglais. Mais les syndicats, CFTC en tête, montent de plus en plus au créneau pour réclamer le respect de la diversité linguistique.

« Nous sommes dans un processus de colonisation qui ne dit pas son nom », assène Jean-Loup Cuisiniez, délégué CFTC et membre de la commission de terminologie à Axa Assistance. Pour ce fervent défenseur de la diversité linguistique – et donc du français comme langue de travail pour les salariés français –, « la pression s’accentue pour imposer l’anglais dans les entreprises ». Et de souligner au passage l’étroit rapport entre langage et pensée…

De fait, les coups de canif dans la loi Toubon(1) sont de plus en plus fréquents. Le rapport au Parlement concernant l’emploi de la langue française en 2010 fait ainsi état de « 11 avis, 48 décisions et 103 observations » de l’inspection du travail sur le fondement de l’article L. 1321-6 du Code du travail (obligation de rédaction en français du règlement intérieur et de tout document comportant des obligations pour le salarié ou des dispositions nécessaires à l’exécution de son travail). Des « chiffres en progression constante depuis 2006 [qui] ont plus que doublé pour l’année 2009 ».

Rappels à l’ordre

En septembre dernier, le laboratoire pharmaceutique Pfizer s’est ainsi fait rappeler à l’ordre par l’inspectrice du travail qui, s’étant invitée à un CHSCT, avait constaté que certains documents étaient adressés aux salariés en langue anglaise, parmi lesquels les annonces des entretiens d’évaluation de mi-année, des messages électroniques relatifs aux notes de frais ou encore les règles applicables lors de déplacements en avion.

Pourtant, un rapport(2) de l’Observatoire sur la responsabilité sociétale des entreprises (Orse) et du Club informatique des grandes entreprises françaises (Cigref) ne manque pas de pointer les problèmes liés à l’utilisation de l’anglais – y compris pour les cadres – dans les communications électroniques des entreprises internationales : stress, exposition à des risques d’accidents (mauvaise compréhension des règles de sécurité), limitation dans la circulation de l’information.

Le droit de comprendre

Le phénomène ne se limite pas, loin s’en faut, aux courriels et autres documents dématérialisés ou non. Le “globish”, cette forme simplifiée d’anglais internationalisé, a gagné les salles de réunion des structures hexagonales et les dirigeants américains ou européens n’hésitent plus à s’adresser directement en anglais à leurs collaborateurs français. De quoi faire sérieusement monter la moutarde au nez de certains représentants syndicaux.

Confortés par une série de décisions de justice (lire encadré p. 16) qui ont condamné des entreprises telles que GE Medical Systems, Nextiraone, Europ Assistance ou encore Air France à traduire des documentations techniques ou des progiciels de gestion, les syndicats revendiquent aujourd’hui clairement le “droit de comprendre”.

Le combat est difficile. Cette année par exemple, le français et l’allemand ont disparu dans la refonte de l’intranet du réassureur Scor, dont seule subsiste une version anglaise, alors que le site institutionnel est, lui, bilingue. Mais Sylvie Avramito, déléguée syndicale CFTC de l’entreprise, en est convaincue : « Le langage doit être adapté à ses destinataires, car l’incompréhension est une source de stress pour des salariés qui ont peur d’être jugés incompétents. » Un argument qui, selon elle, commence à faire son chemin auprès d’une direction qui se dit très attentive à la prévention des risques psychosociaux.

L’anglais, langue officielle ?

Pour Stéphane Veyret, en revanche, la messe est dite : « Depuis quelques années, Axway a décidé officieusement que l’anglais serait désormais la langue officielle », dénonce le délégué syndical CFTC-SICSTI de cette filiale française de Sopra Group spécialisée dans les solutions de “business interaction networks” et dotée d’un second quartier général aux Etats-Unis. « Notre entreprise compte 1 700 collaborateurs dans le monde, dont 600 en France, explique la DRH Catherine Imhoff. Deux cents ne travaillent que pour des clients français. Nous n’obligeons personne à accepter une mission internationale. Mais à partir du moment où il faut faire travailler ensemble des gens de nationalités différentes, l’anglais est incontournable. C’est la brique de base pour construire du collectif. »

En contrepartie, l’entreprise consacre environ 10 % de son budget formation, « non pas à la langue de Shakespeare, mais à de l’anglais opérationnel », précise la DRH, pour qui les informaticiens maîtrisent déjà l’anglais technique. « Lorsque le niveau d’anglais d’un collaborateur est insuffisant pour son poste, nous lui proposons un plan de formation adapté. » Pas si simple, estime Stéphane Veyret : « Nous baignons dans l’anglais. Notre base de connaissances est en anglais, les spécifications logicielles sont rédigées en anglais – alors que les développeurs peuvent être français ou roumains. Et l’entreprise fait croire que tout le monde parle anglais, en s’imaginant qu’une formation suffira à combler les lacunes. Mais j’entends toujours des gens qui sortent de réunion en anglais se plaindre qu’ils n’ont rien compris ! »

Le syndicaliste aurait au moins souhaité qu’à l’instar de tout autre outil de travail destiné aux salariés, l’usage de l’anglais fasse l’objet d’une étude comparative et démontre sa performance pour l’entreprise, « le paradoxe étant que certains salariés se résignent et défendent même le système en estimant qu’il n’y a pas d’autres choix ».

Car au-delà du mal-être des salariés en poste, les syndicats craignent aussi de voir se développer une discrimination à l’embauche en faveur des anglophones. « La mondialisation profite aux pays anglo-saxons, tous les autres doivent endosser le coût des formations à l’anglais », s’insurge Olivier Bergès, délégué syndical central CFTC chez l’assureur Aviva. Lequel considère que « la prise en compte de la pluralité linguistique dans les entreprises internationales pourrait être un facteur important de cohésion sociale ».

Des solutions existent pourtant. Concernée au premier chef par l’utilisation des langues étrangères, dont l’anglais et l’espagnol, Axa Assistance a mesuré l’ampleur du problème à l’occasion du développement en interne d’un outil informatique en anglais destiné aux chargés d’assistance. En 2005, l’entreprise a mis en place une commission de terminologie dont les premiers travaux ont bénéficié aux informaticiens. Cette instance paritaire est chargée de répondre aussi précisément que possible à toutes les demandes de traduction.

Cadres de référence

« Au fil du temps, nous nous sommes rendu compte à quel point l’incompréhension pouvait être source d’anxiété pour tous nos salariés, qui ont besoin de répondre précisément aux demandes des clients, raconte Catherine Hénaff, ex-DRH d’Axa Assistance et désormais en charge des RH de la branche. Aujourd’hui, l’entreprise a dépassé le stade où les difficultés rencontrées pouvaient être dévalorisantes, et chacun peut exprimer ses préoccupations sans arrière-pensées. » Un service coûteux ? « La commission ne fait pas appel à des traducteurs, mais s’appuie sur des collaborateurs anglophones ou parfaitement bilingues », précise Catherine Hénaff.

Axa Assistance s’est également interrogée sur la notion de “maîtrise de la langue” et a adopté, l’année dernière, le Cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL).

Celui-ci comporte six niveaux de compétences qui balisent l’apprentissage des langues étrangères. « Ces niveaux ont remplacé les anciennes désignations – notions, maîtrise, courant, bilingue – dans le référentiel métier et les offres d’emploi, souligne Catherine Hénaff. Ainsi, quand un candidat postule, il sait précisément ce qu’on attend de lui. » La question linguistique a naturellement trouvé sa place dans l’accord de prévention du stress de l’entreprise, signé en mars dernier.

(1) Loi n° 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française.

(2) Usage des TIC et RSE, nouvelles pratiques sociales dans les grandes entreprises, juin 2009.

L’essentiel

1 Difficile aujourd’hui d’échapper à l’anglais ou au “globish” dans les entreprises internationales. Celles-ci ont parfois bien du mal à respecter la loi Toubon.

2 Les syndicats s’efforcent de résister à cette hégémonie linguistique, source de mal-être au travail. Ils réclament l’utilisation du français pour les salariés français.

3 Lorsque l’anglais est indispensable, la solution passe par la mise en place d’une commission de terminologie et par un calibrage précis des compétences linguistiques requises.

Les dernières actions en justice

→ Le 5 décembre 2008, le TGI de Nanterre, saisi par la CFTC, a ordonné à Europ Assistance de traduire en français un logiciel comptable déployé uniquement en anglais. Le logiciel n’a pas été traduit, mais l’accès en a été retiré aux salariés français. L’entreprise avait déjà été condamnée en 2007 dans une affaire similaire.

→ Le 1er octobre dernier, la Cour d’appel de Paris a finalement donné raison à Alter (syndicat du personnel navigant technique d’Air France), qui réclamait la traduction en français de différents documents techniques pour des raisons de sécurité. Le syndicat avait été débouté en première instance, en 2008. « Nous voulons éviter, en vol, tous risques liés à une mauvaise traduction ou interprétation », plaide François Hamant, président d’Alter. Air France a décidé de se pourvoir en cassation. A noter que, courant octobre, un amendement relatif à la proposition de loi de simplification et d’amélioration de la qualité du droit a été déposé au Sénat. Son objectif ? Autoriser l’utilisation de l’anglais comme langue d’usage pour la documentation technique aérienne, en excluant celle-ci de la portée de la loi Toubon. Alter prépare sa riposte.

Auteur

  • HÉLÈNE TRUFFAUT