logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Enquête

Le télétravail, joker des réorganisations

Enquête | publié le : 07.12.2010 | EMMANUEL FRANCK

Image

Le télétravail, joker des réorganisations

Crédit photo EMMANUEL FRANCK

Des entreprises commencent à utiliser le télétravail comme un outil d’accompagnement des restructurations, alors que jusqu’à peu, il n’était envisagé que comme un dispositif au service des salariés, sur la base du volontariat et de la réversibilité. Pratiques isolées et conjoncturelles ou nouvelle tendance de fond ?

Le télétravail est-il en train de changer de finalité ? De devenir d’abord un outil au service de l’entreprise avant d’être un avantage pour le salarié ? Les pratiques récentes de certaines entreprises le laissent penser. Jusqu’à présent, cette forme d’organisation du travail « utilisant les technologies de l’information dans le cadre d’un contrat de travail et dans laquelle un travail, qui aurait pu également être réalisé dans les locaux de l’employeur, est effectué hors de ces locaux de façon régulière », ainsi que le définit l’accord national interprofessionnnel de 2005 – en attendant la loi en cours d’adoption depuis plus d’un an –, était d’abord conçu comme un moyen d’améliorer le confort du salarié. Toutes les entreprises qui pratiquent le télétravail soulignent qu’il permet d’équilibrer la vie professionnelle et la vie privée en réduisant le temps de transport.

Accessoirement, elles mettent en avant des objectifs sociétaux, comme la lutte contre le réchauffement climatique ou contre une pandémie. Ces finalités demeurent, mais « le télétravail change de statut, il devient une modalité d’accompagnement des restructurations des entreprises », remarque Yves Lasfargue, directeur de l’Observatoire des conditions de travail, du télétravail et de l’ergo-stressie (Obergo).

Nouveau contrat social

Ainsi, le nouveau contrat social de France Télécom présenté en septembre 2010 prévoit « l’examen systématique du recours au télétravail en cas de modification de l’organisation », pour une part responsable des troubles psychosociaux chez l’opérateur téléphonique. Air France a franchi le pas plus tôt. Dans son accord de GPEC pour la période 2009-2011, marquée par un contexte de crise, la compagnie aérienne propose à ses salariés dont les agences ferment de télétravailler totalement depuis chez eux, plutôt que d’être licenciés (lire p. 24).

De son côté, Oracle envisage, dans son accord de janvier 2010 sur le télétravail, le cas où celui-ci est “initialisé” par la direction, sans toutefois préciser les situations dans lesquelles cela peut arriver. Preuve que les signataires du texte ne sont pas à l’aise avec cette approche, la disposition apparaît seulement dans les annexes. Contactée, la direction n’a pas souhaité témoigner.

Hewlett-Packard n’a pas ces pudeurs. Son accord de télétravail de juillet 2010 prévoit noir sur blanc, dès le préambule, qu’il puisse être mis en place à la demande de l’entreprise « en lien avec un projet de transformation, notamment immobilier ». L’affichage d’une finalité économique, et le montant élevé des dédommagements financiers pour ceux qui télétravaillent à la demande de la direction, marquent un tournant dans cette approche (lire p. 23). Yves Lasfargue se demande alors si l’on peut encore parler de volontariat et de réversibilité, qui sont les deux piliers du télétravail (lire l’entretien p. 29).

Rares sont les entreprises qui l’envisagent explicitement non plus au seul bénéfice des salariés, mais aussi dans l’intérêt de l’entreprise, comme un moyen de réduire l’impact social d’une restructuration. Mais si elles ne formalisent pas cette approche, certaines la pratiquent dans les faits. Chez Logica, elle permet d’absorber des effectifs supplémentaires sans augmenter la superficie de bureaux (lire p. 25).

Coûts de mise en place

Chez Alcatel-Lucent, la situation est plus complexe. La signature de l’accord de télétravail en janvier 2008 coïncide avec des déménagements. Pour le DRH, ce cadre doit permettre aux salariés soumis à des trajets supplémentaires de mieux équilibrer leurs vies privée et professionnelle. Il n’y a pas d’objectifs d’économies, ne serait-ce que parce que l’équipement des salariés en informatique a un coût. Mais la CFE-CGC remarque que, couplé avec le système des bureaux partagés, le télétravail permet d’affecter davantage de salariés par bureau (lire p. 27). Il est difficile de trancher : aucune entreprise ne communique sur le modèle économique du télétravail, dans lequel il faudrait intégrer les coûts de mise en place, les économies de mètres carrés – à condition de les isoler de celles générées par d’autres innovations comme les open spaces, les bureaux partagés ou les déménagements – les gains/pertes de productivité, les bénéfices d’affichage (les télétravailleurs testent souvent les solutions de leur propre entreprise)…

Si nouvelle approche il y a, elle ne se substitue pas à l’approche dans l’intérêt du salarié, mais s’y ajoute : dans les entreprises citées, le volontariat demeure la règle – on peut cependant s’interroger sur la qualité d’un arbitrage entre télétravail et licenciement – et rares sont les salariés qui se plaignent de télétravailler, car ils sont les premiers demandeurs. Ainsi, la négociation qui démarre chez IBM sur ce sujet est une demande conjointe de la direction, des syndicats et des salariés, mais ces derniers sont clairement plus demandeurs que la direction, dont l’intérêt est que « le télétravail à domicile reste occasionnel » (lire p. 28).

Baisse de productivité

Reste qu’une approche dans l’intérêt de l’entreprise, si elle s’impose sans limitations, risque d’être contre-productive. « Les gains à court terme de charges immobilières et de transport pourraient être annulés par des pertes à moyen terme – départs de collaborateurs, “relocalisation” après un conflit social », note ainsi le Centre d’analyse stratégique*.

Sans compter l’impact sur la productivité. Une entreprise qui veut faire des économies peut être tentée d’imposer au salarié qu’il passe l’essentiel de son temps chez lui. Ainsi, chez Oracle, lorsque le télétravail est à la demande de l’employeur, « seule l’option de quatre jours de télétravail par semaine est retenue ». Or, si la productivité du salarié augmente jusqu’à deux jours par semaine à son domicile, les études démontrent qu’elle décline au-delà. Autrement dit, l’entreprise qui envisage le télétravail à son seul bénéfice risque d’obtenir l’effet inverse à celui escompté.

* “Le Développement du télétravail dans la société numérique de demain”, rapport du CAS, novembre 2009.

L’essentiel

1 Des entreprises commencent à utiliser le télétravail pour gérer leur réorganisation.

2 Jusqu’à présent, le télétravail était un avantage consenti aux salariés pour leur permettre de mieux concilier leur vie professionnelle et leur vie privée.

3 Cette nouvelle approche pourrait remettre en cause les deux fondements du télétravail : le volontariat et la réversibilité, si elle s’avère économiquement rentable pour l’entreprise.

Le télétravail reste une exception

→ Beaucoup de colloques, d’articles, de rapports… pour finalement très peu de salariés. Rares sont les entreprises qui encadrent le télétravail de leurs salariés par un accord. Nicole Turbé-Suetens en recense onze dans son ouvrage de référence paru cette année, Le Télétravail en France. Les salariés sont prêts*. Parmi les salariés concernés, peu bénéficient effectivement du télétravail encadré. Citons les 150 télétravailleurs d’Air France, les 400 de Renault ou les 50 de Michelin, recensés par l’Obergo (Observatoire des conditions de travail, du télétravail et de l’ergostressie). Alcatel, dont un quart des salariés est en télétravail (1 800), est une exception. De son côté, le Centre d’analyse stratégique estime qu’il y a entre 5 % et 10 % de télétravailleurs.

* Avec Pierre Morel à l’Huissier, Pearson, 2010.

Auteur

  • EMMANUEL FRANCK