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« Les TIC provoquent un enchevêtrement des temps sociaux »

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 12.10.2010 | HÉLÈNE TRUFFAUT

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« Les TIC provoquent un enchevêtrement des temps sociaux »

Crédit photo HÉLÈNE TRUFFAUT

Censées contribuer à la performance des cadres, les technologies de l’information et de la communication (TIC) bouleversent leur espace et leur temps de travail. La surcharge d’informations – “l’infobésité” – et le temps consacré à la traiter ont des effets sur le stress.

E & C : En quoi la diffusion des TIC en entreprise a-t-elle modifié le travail des cadres ou, du moins, la perception qu’ils en ont ?

Henri Isaac : L’Observatoire Dauphine-Cegos du e-management a mené une étude pendant cinq ans, entre 2001 et 2005, auprès de 13 000 salariés. Les données recueillies montrent clairement le développement d’un sentiment de surcharge d’informations et d’urgence en lien avec ces technologies. Les proportions de salariés estimant, par exemple, recevoir trop de courriers électroniques, devoir traiter un volume d’informations plus important ou prendre des décisions dans un laps de temps plus court n’ont cessé de croître. Autre évolution notable de cette période marquée par la généralisation des téléphones mobiles et des PC portables intégrant le wi-fi : en 2001, 32,2 % des personnes interrogées déclaraient travailler plus souvent sur leur temps personnel. Ils étaient 44,6 % en 2005. On peut supposer que ces tendances n’ont fait que s’accentuer depuis.

E & C : Les TIC ne sont-elles pas censées faciliter la tâche des salariés ?

H. I. : Les organisations essaient, en tout cas, de résoudre les problèmes de surcharge de travail par l’introduction de nouvelles technologies… Qui s’ajoutent aux canaux de communication existants. Du coup, les échanges se multiplient, la même information pouvant être véhiculée de multiples façons : réunion, courrier interne, téléphone fixe et mobile, courrier électronique, intranet, groupware… Ce “mille-feuille” engendre une surcharge communicationnelle, qui est une des dimensions de la surcharge informationnelle. L’accroissement du volume d’informations à traiter – ou le fait de disposer de moins de temps pour traiter le même volume – en est une autre. Et il y a surcharge cognitive lorsque les individus n’arrivent plus à suivre ; 15 % à 20 % du temps de travail des cadres consiste à manipuler, classer, rechercher de l’information. Cela peut être très lourd. On parle d’“infobésité” pour caractériser l’aspect pathologique et dysfonctionnel de cette surcharge informationnelle.

E & C : L’explosion du volume d’informations n’est qu’un des aspects du problème…

H. I. : C’est le plus flagrant. Il concerne d’ailleurs au premier chef les directions informatiques qui doivent gérer le stockage des données. Mais les TIC ont également des effets temporels sur le travail, qui sont rarement pris en compte. Tout d’abord, l’instantanéité de l’information et le fait de pouvoir joindre les individus à tout moment génère une contraction du temps, et contribue au développement d’une culture de l’urgence. Les délais se réduisent. Ce qui peut avoir une incidence sur la qualité des décisions ou des réponses qui sont demandées aux salariés. Ceux-ci sont également soumis à une extension du temps de travail. Ils restent connectés, dans les transports, à la maison. Le corollaire, c’est qu’il n’y a plus de temps morts. Tout est mis à profit pour traiter de l’information. De fait, les TIC provoquent aussi un enchevêtrement des temps sociaux. La vie professionnelle s’immisce dans la vie privée. Et inversement ! On constate enfin un parallélisme temporel. C’est le cas lorsqu’un salarié répond à ses mails pendant une réunion. Les TIC permettent le multitâche. Mais a-t-on vraiment cette capacité ?

E & C : Les directions des ressources humaines s’intéressent-elles à ce phénomène ?

H. I. : La surcharge informationnelle a des effets sur le stress et cela devrait donc les interpeller. Mais, à ma connaissance, le sujet ne préoccupe guère les DRH, qui n’ont pas conscience des enjeux. En outre, c’est un phénomène ambigu, dont les effets néfastes sont ressentis différemment selon les individus. Certains sont satisfaits d’être surchargés. Le nombre de courriels reçus par jour devient un indicateur qui les conforte dans l’idée qu’ils jouent un rôle clé dans l’entreprise. Il y a une composante idéologique. Le téléphone portable, c’est la liberté et ce sont les salariés qui l’ont réclamé. D’une manière générale, les fournisseurs attribuent aux TIC des valeurs de modernité et d’efficacité. Ne pas les utiliser, c’est être ringard. Le problème, c’est que personne ne se préoccupe de développer des usages en adéquation avec les processus de l’entreprise.

E & C : Comment peut-on réguler cette surcharge informationnelle ?

H. I. : Les entreprises doivent d’abord prendre conscience que les technologies en elles-mêmes n’apportent rien. L’efficacité provient des usages. Or, l’introduction de nouveaux outils d’information et de communication se résume souvent à une dimension technique, avec des formations axées sur les fonctionnalités des outils en guise d’accompagnement du changement. Tout projet touchant aux modalités de coordination et de communication devrait être mené avec l’appui de la DRH pour repenser l’organisation en place. Il est également nécessaire d’établir, au niveau des équipes, des normes de communication qui peuvent, par exemple, limiter la fréquence de consultation de la messagerie. Ce sont des choses simples relevant de la responsabilité du manager et qui peuvent contribuer à faire baisser la pression. Les entreprises doivent enfin se décider à définir clairement la frontière entre vie privée et vie professionnelle. Pourquoi des salariés se sentent-ils obligés de lire leurs mails chez eux à 22 heures ? Il faut clarifier ces pratiques pour en éviter les effets pervers. Cela fait partie de la qualité de vie au travail. Cette problématique de l’équilibre entre les sphères privée et professionnelle a d’ailleurs été intégrée à la spécialisation en management des ressources humaines du master grande école de Rouen Business School. C’est une question importante pour tous les futurs praticiens des RH.

PARCOURS

• Henri Isaac est directeur de la recherche à Rouen Business School. Il était précédemment maître de conférences à l’université Paris-Dauphine.

• Spécialiste des systèmes d’information et de l’économie numérique, ses recherches portent sur les effets des technologies sur les entreprises et leur management.

• Il a occupé les fonctions, entre autres, de responsable scientifique de l’Observatoire Dauphine-Cegos du e-management et de secrétaire général de l’Association Information & Management (AIM).

LECTURES

• Management et TIC, coordonné par Michel Kalika, éditions Liaisons, 2006.

• Accélération. Une critique sociale du temps, Hartmut Rosa, La Découverte, 2010.

• L’invention de la vitesse, Christophe Studeny, Gallimard, 1995.

Auteur

  • HÉLÈNE TRUFFAUT