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« Le recours au droit permet une prise de conscience par les travailleurs de ce qu’ils vivent »

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 06.07.2010 | PAULINE RABILLOUX

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« Le recours au droit permet une prise de conscience par les travailleurs de ce qu’ils vivent »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

Le droit comme langage et comme moyen d’action est une puissante grammaire pour exprimer des revendications sociales. Le recours au droit dans les problèmes liés au travail comme dans les autres mouvements sociaux est un réel levier de prise de conscience pour les travailleurs et pour l’ensemble de la société.

E & C : Au-delà des éventuelles réparations prononcées, le recours aux tribunaux en matière de luttes sociales vous semble un vecteur de prise de conscience collective. Pourquoi ?

Eric Agrikoliansky : Les mouvements sociaux ont presque toujours affaire au droit parce qu’ils visent à changer la légalité et parce que protester exige souvent une confrontation qui oblige à se protéger de la répression ou à faire face à des poursuites judiciaires. Au-delà des aspects défensifs, le droit peut également être utilisé de manière offensive, à côté d’autres formes de mobilisation. Les intérêts du recours au droit sont multiples. La transcription d’un grief dans le langage juridique permet de le penser dans des catégories universelles qui excèdent la simple dimension individuelle du destin. Si l’on s’intéresse aux travailleurs de l’amiante par exemple, penser les choses en termes juridiques implique une mise en œuvre de la catégorie de maladie professionnelle d’une part et, d’autre part, toute une série de mises en perspectives médicales et statistiques, objectivant sous une même entité des pathologies développées longtemps après l’exposition au risque. Mais le recours au droit ne formalise pas seulement pour d’autres une réalité pas toujours très claire au niveau individuel, il permet une prise de conscience par les travailleurs de ce qu’ils vivent. Le concept de discrimination entre les sexes peut ainsi servir de dénominateur commun pour expliquer les pannes de carrière aussi bien d’une ouvrière de l’industrie que d’une cadre d’un secteur technologique pointu. Ce passage du singulier au général ouvre dans le même temps la porte à la médiatisation. Toute mise en cause publique qui pourrait passer pour de la diffamation dans le contexte d’une histoire individuelle devient possible dès lors qu’elle est portée devant un tribunal. Il appartient alors aux médias de relayer les arguments qui ont été avancés sans qu’on puisse les accuser de prendre fait et cause pour l’une ou l’autre des parties.

E & C : Mais le tribunal prononce également des peines…

E. A. : Certes, mais cette fois encore, avant même la condamnation de tel ou tel, ce qui semble opérer est l’idée de responsabilité imposée par le recours au droit. La possibilité d’une mise en accusation récuse l’idée d’une fatalité liée au hasard et constitue le premier effet d’une action en justice, surtout si elle se réalise dans un cadre collectif, par exemple avec l’aide ou le soutien d’un syndicat ou d’une association de défense. Elle déclenche ce que d’aucuns ont pu nommer une “libération cognitive”. La situation vécue peut être assimilée à un cas envisagé par la loi. Cette prise de conscience est susceptible de déclencher une dynamique de mobilisation puisqu’elle permet aux individus d’être solidaires autour de valeurs qu’ils souhaitent défendre. Les problèmes cessent alors d’être individuels pour devenir collectifs.

E & C : Mais ce recours aux tribunaux a aussi ses limites : quelles sont-elles ?

E. A. : Dans la foulée des analyses marxistes, la justice a pu être considérée comme une émanation du pouvoir sanctionnant des rapports de classes inégalitaires. Le droit était alors vu comme un instrument des riches pour maintenir leur oppression sur les travailleurs. Cette analyse n’est d’ailleurs pas complètement erronée puisque le recours aux tribunaux demande à la fois des moyens pécuniaires pour payer les frais de justice et des moyens intellectuels pour songer à y avoir recours. Par ailleurs, il est également vrai que le recours aux tribunaux en matière de conflits sociaux suppose que des avocats acceptent de défendre ces causes, c’est-à-dire aient un minimum de conscience politique dans ce faire. Mais, plus radicalement, alors qu’au cours de l’instruction, le travail de la justice consiste à subsumer le cas particulier dans le cas général, au moment du procès, la justice procède dans une logique strictement inverse : elle adapte la règle générale au cas particulier. La justice, notamment en France où il n’existe pas de recours collectif devant les tribunaux (les class actions américaines), ne rend en effet que des arrêts individuels. Par ailleurs, les délais entre le dépôt d’une plainte et son traitement sont souvent décourageants pour la victime. Indépendamment cependant des décisions de justice, le fait d’enrôler en quelque sorte l’Etat par l’intermédiaire de la fonction régalienne de la justice dans un processus de réparation donne une portée symbolique essentielle aux conflits sociaux portés devant les tribunaux.

PARCOURS

• Eric Agrikoliansky est maître de conférences en science politique à l’université Paris-Dauphine et membre de l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Irisso). Ses travaux de recherche portent sur l’engagement militant, notamment pour la défense des droits de l’homme et sur la sociologie des mouvements sociaux.

• Outre sa thèse, intitulée « La ligue française des droits de l’homme et du citoyen depuis 1945 » (éd. L’Harmattan, 2002), il a dirigé plusieurs ouvrages sur l’altermondialisme en France et en Europe. Il a récemment codirigé, avec Olivier Fillieule et Isabelle Sommier, un ouvrage collectif Penser les mouvements sociaux (éd. La Découverte).

LECTURES

• L’arme du droit, Liora Israël, Presses de Science Po, 2009.

• La lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine, S. Béroud, J.-M. Denis, G. Desage, B. Giraud et J. Pélisse, éditions du Croquant, 2008.

• Amiante : un scandale improbable, Emmanuel Henry, Presses universitaires de Rennes, 2007.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX