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L’incompréhension linguistique, source de souffrance et de stress

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 22.06.2010 | AURORE DOHY

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L’incompréhension linguistique, source de souffrance et de stress

Crédit photo AURORE DOHY

Les salariés français sont confrontés à l’introduction exponentielle d’expressions anglo-saxonnes, sources d’incompréhensions et donc facteurs de stress. La résolution de cette problématique à travers le dialogue social en entreprise pourrait éviter qu’elle ne se retrouve devant les tribunaux.

E & C : Dans son accord de prévention du stress signé en mars dernier(1), Axa Assistance a intégré la question linguistique. C’est une approche originale. Quel lien établissez-vous entre la langue et les conditions de travail ?

J.-L. C. : En tant que représentant au CHSCT, j’ai toujours cherché à attirer l’attention sur les conséquences du manque d’adaptation linguistique. Les salariés français sont aujourd’hui confrontés à une introduction exponentielle d’expressions d’origine anglo-saxonne dans leur environnement de travail. Il ne s’agit plus de quelques emprunts venus enrichir notre propre langue mais, selon les secteurs d’activité, d’une véritable pollution linguistique. Handicap dans l’exécution des tâches, confusion dans la compréhension, perte des repères, voire discrimination sur la base de la maîtrise de la langue : ce sont bel et bien les conditions de travail qui en sont affectées. L’Observatoire du stress de la CFE-CGC indique ainsi que 25 % des cadres français interrogés subissent une contrainte permanente par l’utilisation d’une langue qui n’est pas leur langue maternelle. L’Orse admet également que « l’utilisation de l’anglais peut être un facteur de stress, d’exposition à des risques d’accident ou de limitation dans la circulation de l’information ».

Ce qui me préoccupe le plus, c’est que cette souffrance reste inexprimée. Celui qui avoue ne pas comprendre ou demande des précisions passe en effet pour un incompétent. Autre problème : lorsque vous croyez avoir compris, il est plus facile d’acquiescer que de vous lancer dans un contre-argumentaire. Au final, c’est votre liberté d’expression qui est mise à mal. A quelque niveau hiérarchique que se soit, nous sommes tous lassés et fatigués par cette situation, mais le courant est tel que personne n’ose se plaindre.

E & C : Source de stress, l’usage d’une langue imparfaitement maîtrisée comporte également des risques sur le plan de la sécurité…

J.-L.C : L’exemple le plus criant est celui de l’hôpital d’Epinal. Alors que l’établissement reçoit à la fin des années 1990 de nouveaux appareils de radiothérapie, les logiciels ne sont disponibles qu’en anglais. Après une formation également dispensée en anglais, tout le monde croit comprendre. Résultat, 5 000 personnes reçoivent 100 fois la dose qu’elles auraient dû recevoir. Cinq d’entre elles perdront la vie. A l’époque, ni la loi Toubon (2) ni les exigences linguistiques du Code de la santé publique n’ont suffi à faire valoir le bon sens, à savoir qu’en France, la langue française est mieux comprise que l’anglais.

E & C : Comment la société Axa Assistance en est-elle arrivée à intégrer la question linguistique dans son accord de prévention du stress ?

J.-L. C. : La prise en compte de la question linguistique chez Axa Assistance est bien antérieure à la signature de cet accord. En 1999, confrontés à l’introduction d’un logiciel uniquement en langue anglaise dans l’entreprise, les syndicats ont revendiqué un droit fondamental à mes yeux : celui de comprendre. Bien que la loi Toubon ait été votée cinq ans plus tôt, c’est sur l’ordonnance de Villers-Cotterêts relative à l’emploi du français comme langue juridique que je m’appuie à l’époque. Promulguée en 1539 par François Ier, elle souligne déjà la notion du confort dans la compréhension. Après six mois de débat sur les enjeux socio-économiques liés à cette question, la direction accepte de traduire le logiciel en français. C’est à la suite d’un second litige, six ans plus tard que, dans le cadre du dialogue social, a été proposée la création d’une commission de terminologie susceptible d’être saisie à tout moment par quiconque ne se sentirait pas à l’aise avec une expression. Précisons que cette commission n’a pas vocation à traquer le moindre vocable anglo-saxon mais celle de permettre la bonne compréhension de tous. Après avoir démontré que l’ensemble du personnel se l’était approprié, nous avons récemment choisi de conserver le terme d’“extra-seat” non sans en profiter pour faire un petit rappel de prononciation anglaise – “seat” se prononce avec un i long – afin de lever toute ambiguïté vis-à-vis d’un éventuel interlocuteur anglophone.

La signature de notre accord de prévention du stress a été saluée par le directeur départemental du travail comme une « belle avancée de la reconnaissance de la dépossession linguistique comme facteur de stress ».

E & C : La question linguistique a donc sa place dans le dialogue social ?

J.-L. C. : Lorsqu’elle n’est pas prise en compte par l’entreprise dans le cadre du dialogue social, la question linguistique finit tôt ou tard devant les tribunaux. Par deux fois, le tribunal de grande instance de Nanterre, saisi par le SN2A-CFTC, a ainsi condamné la société Europ Assistance à mettre à disposition de ses salariés une version en français d’un logiciel informatique. Nous devrions connaître, le 2 juillet prochain, le montant de l’astreinte pour l’entreprise qui n’a pas, jusqu’à présent, obtempéré. En novembre 2008, c’était au tour d’Air France de comparaître devant le tribunal de grande instance de Bobigny à propos de documents et de logiciels non traduits en français à l’usage des pilotes. Débouté cette fois par les juges, Alter, le syndicat requérant, a fait appel. L’expérience d’Axa Assistance démontre pourtant que, dès lors qu’elle est exprimée et traitée, la question linguistique ne reste jamais sans solution.

(1) Signé le 29 mars 2010, il précise qu’une « commission de terminologie est en charge d’assurer le respect de l’utilisation de la langue française et la traduction en français de tout mot ou expression dont elle est saisie. Les travaux de la commission de terminologie s’inscrivent dans le cadre de la prévention du stress au travail et de la promotion du mieux-être au travail ».

(2) Votée le 4 août 1994, la loi Toubon prévoit que « tout document comportant des obligations pour le salarié ou des dispositions dont la connaissance est nécessaire à celui-ci pour l’exécution de son travail doit être rédigé en français ».

PARCOURS

• Jean-Loup Cuisiniez est membre de la commission de terminologie chez Axa Assistance et représentant syndical au CHSCT.

• Il a publié La langue, une revendication syndicale (2004), disponible auprès du SN2A (Syndicat national de l’assurance et de l’assistance)-CFTC, et Le français, langue de travail ?, dans la revue Croissance Actualités (n° 28, 2005).

LECTURES

• La société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social, Vincent de Gaulejac, éd. du Seuil, 2005.

• Abus de langage, abus de pouvoir, Josef Pieper, éd. Empreinte temps présent, 2002.

• La grammaire est une chanson douce, Erik Orsenna, éd. Stock, 2001.

Auteur

  • AURORE DOHY