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« Le suicide de salariés, un geste accusateur et sacrificiel »

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 15.06.2010 | CÉLINE LACOURCELLE

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« Le suicide de salariés, un geste accusateur et sacrificiel »

Crédit photo CÉLINE LACOURCELLE

Symptômes d’une relation de travail déséquilibrée et d’un mal-être devenu insupportable, les suicides en entreprise, longtemps tabous, doivent aujourd’hui susciter l’échange et l’écoute. Une condition essentielle pour que chacun trouve sa place dans le collectif de travail.

E & C : Quelle lecture faites-vous de la série de suicides qui a bouleversé France Télécom ces derniers mois ?

Michel Debout : Ce ne sont pas les seuls, il y en a eu d’autres : dans les mondes agricole, médical… Je regrette qu’ils soient traités séparément comme s’il y avait une addition de phénomènes disparates, alors qu’évidemment, ils sont tous la manifestation des effets de la crise. La précarisation des individus, mais aussi des groupes et des familles, produit un sentiment d’incertitude face au lendemain. Celui-ci se diffuse dans tout le corps social et crée une sorte de bruit de fond d’angoisse qui agit sur chacun de nous avec d’autant plus de force que nous vivons une situation professionnelle, conjugale ou familiale difficile. Leur conjonction peut amener une personne à s’enfermer dans sa détresse, dont l’unique issue est sa propre disparition. Je précise d’emblée qu’un suicide n’a pas pour origine qu’une seule des “strates” composant un individu. J’entends parfois en entreprise des responsables qui m’expliquent, avec une bonne intention affichée, qu’il est impossible de savoir ce qu’un suicidé vivait chez lui, comme si cela avait pour effet de dédouaner ce qui se passe dans l’entreprise. Si l’on admet que des situations conjugales difficiles, par exemple, peuvent par elles-mêmes expliquer le geste suicidaire, alors au nom de quoi la situation professionnelle ne pourrait-elle pas avoir des conséquences similaires ? Il faut accepter que le travail engage l’humain au niveau de son corps, de sa pensée mais aussi de sa relation. Si tout cela se déconstruit, l’individu, alors, est atteint dans son intégrité.

E & C : Par cet acte très violent, quels messages ces salariés veulent-ils faire entendre ?

M. D. : Ils expriment ce qui les fait souffrir à un moment précis. A cette dimension accusatrice, j’en ajouterai une autre de nature messianique. Autrement dit, le salarié de France Télécom, par exemple, signifie à ses dirigeants, à ses collègues et à la face du monde que sa situation devient intolérable. Désespéré, son geste d’anéantissement a aussi une dimension sacrificielle. Il peut ainsi s’inscrire dans le positif, au bénéfice de la vie des autres.

E & C : Les méthodes de management inhumaines, les pressions… sont souvent évoquées pour expliquer les suicides. Selon vous, quelle est leur origine ?

M. D. : Dans le cadre du travail, les salariés sont soumis à des contraintes et à des efforts physiques, mentaux et relationnels. Ils sont aussi confrontés à des collègues, des publics ou des clients qu’ils n’ont pas choisis. Ceci fonde le travail. En contrepartie, les employeurs ont une obligation de protection. Les efforts demandés ne sont légitimes que s’ils n’altèrent pas sa santé. Je parle ici de la santé au sens de l’OMS, c’est-à-dire l’état de bien-être total, physique, mental et social. Un suicide est donc l’expression du non-respect du contrat contraintes-protection.

E & C : Pourtant, les entreprises confrontées à ces drames tentent de s’attaquer aux risques psychosociaux.

M. D. : On ne peut apprécier la validité des processus de protection ou de prévention à l’aune exclusive des suicides. Ils ne sont qu’un indicateur, d’ailleurs le plus tragique. Certes, en France, où l’on a longtemps été dans le déni à ce propos, il a fallu en parler pour faire bouger les lignes, mais là est la limite de cette médiatisation, devenue très comptable, et dès lors macabre. L’important est de savoir où se situe l’entreprise en termes de bien-être au travail. Par exemple, comment ses indicateurs, tels les arrêts de travail, évoluent-ils ?

E & C : Que faire pour prévenir ces suicides ?

M. D. : Ce n’est pas très original : les outils de prévention doivent avant tout être portés par l’ensemble du collectif, c’est-à-dire la direction, les représentants des salariés, et des experts comme les médecins du travail. Je regrette de voir se multiplier, pour seule réponse, les services d’écoute téléphonique. On externalise un problème qui trouve son origine en interne. Une autre erreur serait de penser qu’il existe une poignée de recettes universelles à appliquer et qui, surtout, évite le questionnement, central dans une démarche de prévention. Tout doit pouvoir être dit. L’échange et l’écoute sont centraux. Ils sont la manifestation de l’appartenance à un ensemble. La direction doit s’appuyer sans crainte sur le collectif à l’heure où tout vise à l’individualisation. Ensuite, il faut créer des espaces d’échanges et donner du temps aux rencontres.

E & C : Selon vous, la sous-estimation du collectif est-elle à l’origine de ce mal-être ?

M. D. : Si devenir citoyen du monde peut être considéré comme une perspective de progrès universel, elle a aussi pour effet de diluer le sentiment d’appartenance dans un “tout” trop vaste et trop lointain qui finit par ne plus atteindre son but. C’est pourquoi on observe un repli identitaire qui remplace les modes d’appartenance anciens à la cité ou à une classe sociale. On assiste à la montée des violences idéologiques clanistes, racistes…; l’appartenance à un groupe se fonde ainsi sur le rejet des autres groupes. Selon moi, la question de la place de chacun est le problème sociétal d’aujourd’hui. Elle répond au besoin à la fois d’appartenance et de reconnaissance. Il faut que chacun vive avec la conviction qu’il est à sa place. Or, sur l’actuel marché du travail, les jeunes n’en ont pas encore, les seniors n’en ont plus. Entre les deux, les autres la cherchent.

PARCOURS

• Michel Debout est président de l’Union nationale pour la prévention du suicide, membre honoraire du Conseil économique, social et environnemental.

• Il est également professeur de médecine légale et de droit de la santé au CHU de Saint-Etienne.

• Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont, avec Christian Larose, Violences au travail (L’Atelier, 2003), avec Y. Grasset, Risques psychosociaux au travail (éd. Liaisons, 2008) et d’une bande-dessinée : Tout doit disparaître, travail et souffrances psychologiques, avec F. Mantovani et R. Ricci (éd. Narratives, 2009).

LECTURES

• Trop vite !, Jean-Louis Servan-Schreiber, Albin Michel, 2010.

• Le quai de Ouistreham, Florence Aubenas, éditions de l’Olivier, 2010.

• L’Olympe des infortunes, Yasmina Khadra, Julliard, 2010.

Auteur

  • CÉLINE LACOURCELLE