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Enquête

« Aujourd’hui, l’illettrisme n’est plus contournable »

Enquête | publié le : 08.06.2010 | LAURENT GÉRARD

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« Aujourd’hui, l’illettrisme n’est plus contournable »

Crédit photo LAURENT GÉRARD

Les entreprises ont compris que l’illettrisme n’était plus contournable par des pratiques d’habitude, d’évitement, ou par le recours aux pictogrammes et aux dessins, estime Daniel Lustin, responsable du Cabinet Récif qui travaille depuis longtemps sur la question.

E & C : Le cabinet Récif travaille depuis longtemps sur les questions d’illettrisme. Quelle est votre analyse du problème aujourd’hui ?

D. L. :Récif, qui signifie Recherche expertise conseil en ingénierie de formation, intervient en amont et en aval des dispositifs de formation, en analyse de besoin et en suivi. Créé il y a vingt-deux ans, le cabinet s’occupe depuis vingt ans des questions d’illettrisme dans le bâtiment ; depuis dix ans dans le secteur de la propreté ; et depuis plusieurs années dans celui de l’agroalimentaire. Environ 20 % de notre activité est consacrée à la lutte contre l’illettrisme. Notre parti pris est d’en faire un projet de formation professionnelle comme un autre.

Nous constatons aujourd’hui un accroissement du nombre de personnes dont l’illettrisme nuit à l’emploi. Il n’y a pas davantage d’illettrés qu’avant, mais ils sont davantage en danger. Auparavant, l’économie s’accommodait d’un certain nombre de personnes mal formées et illettrées pour occuper des postes très peu qualifiés. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Les démarches qualité, les processus de normalisation et les pratiques d’audit augmentent le niveau d’exigence des organisations du travail, qui deviennent de plus en plus contraignantes. Les consignes passaient auparavant par l’oral, c’est désormais vers l’écrit, avec recherche de traçabilité, qu’elles sont transférées.

E & C : Des exemples ?

D. L. : Très concrètement, dans l’agroalimentaire, les normes européennes International Food Standard, un référentiel d’audit des fournisseurs d’aliments à marques de distributeurs, sont imposés aux producteurs par de nombreux distributeurs, en France comme en Allemagne. Il y a quatre ou cinq ans, les auditeurs vérifiaient les listes d’émargement des formations à la sécurité alimentaire. Il y a encore deux ou trois ans, c’est en questionnant les opérateurs à l’oral qu’ils menaient leurs audits. Aujourd’hui, ils leur demandent à la fois oralement et par écrit de trouver dans le manuel qualité le mode opératoire qu’ils mettent en application. Si le salarié ne fait pas le lien entre le par cœur et l’écrit, ça ne passe pas.

On retrouve la même logique avec les normes d’origine nord-américaine HACCP, Hazard Analysis Critical Control Points, désormais imposées par les différents règlements des autorités européennes pour l’hygiène des aliments. Récif travaille sur le cas des criées aux poissons en France. On s’est aperçu que les employés y faisaient parfois n’importe quoi en matière de sécurité alimentaire, pour cause d’illettrisme : de mauvais dosages de produits de nettoyage, par exemple. Aujourd’hui, soit les criées luttent contre ce fléau, soit elles ferment !

E & C : Quels sont les autres secteurs concernés ?

D. L. : Dans les travaux publics, les appels d’offre des mairies exigent souvent, désormais, à la fois un bon travail technique, mais aussi un faible niveau de réclamations des riverains ! La situation de travail implique un contact avec le “citoyen client final”, avec lequel il faut donc être capable de communiquer pour désamorcer les risques de conflits ! Les équipes étant plus petites, avec moins de chefs d’équipe, l’exigence retombe sur les “ouvriers de base”.

En logistique, les caristes doivent désormais enregistrer sur un terminal informatique embarqué le nombre de palettes transportées de tel à tel point, mais également le nombre de celles non transportées !

Dans l’industrie, les opérateurs deviennent de plus en plus des “observateurs” de processus, devant guetter et noter sur des fiches de suivi de production des signaux ou des paramètres de tous types – visuels, sonores, écrits, physiques… – provenant de machines toujours plus modernes et compliquées. La complexité croissante de toutes ces tâches ne peut plus s’accommoder de salariés illettrés.

E & C : Les entreprises peuvent-elles encore ignorer la question de l’illettrisme ?

D. L. : Cela me semble être le grand changement récent. Avant, les illettrés contournaient le problème via des pratiques d’habitude ou d’évitement. Les entreprises aussi contournaient le problème, en recourant à des pictogrammes, des dessins. Aujourd’hui, ces pis-aller ne sont plus suffisants étant donné la recherche de la preuve lors des audits. Une perte de certification, c’est une perte de marché. Les entreprises sont désormais le dos au mur. Elles savent que licencier les illettrés ne les avancerait même pas à grand chose, car elles ne trouveront personne de plus qualifié pour les remplacer !

E & C : Les entreprises sont-elles plus promptes à s’engager dans ce type d’action ?

D. L. : Oui, honnêtement, il ne faut plus discuter très longtemps avec elles pour les décider. Certes, des problèmes d’organisation, de production, d’occupation des salariés peuvent toujours en freiner la mise en place, mais on observe beaucoup moins de stratégies d’évitement et de dénégation du problème de la part des entreprises.

Il y a trois ans, le fonds unique de péréquation a ouvert des financements de lutte contre l’illettrisme qui ont créé un effet d’aubaine dans les entreprises. Mais, aujourd’hui, alors que ces financements sont éteints, elles continuent à mener les programmes, à payer le salaire durant la formation à la place des Opca ! C’est vraiment un signe de changement.

E & C : Quel est le frein actuel au développement de ces actions ?

D. L. : C’est l’offre de formation spécifique à ce type d’actions, car elle ne vient pas du monde de l’entreprise, mais de celui de l’insertion. Elle y assure depuis longtemps la fonction sociale de lutte contre l’illettrisme ; mais, pour assurer pleinement la fonction économique de cette lutte en entreprise, elle a besoin d’un accompagnement, d’une acculturation.

Elle doit ainsi faire muter sa pédagogie pour s’adapter aux attentes des entreprises, qui lui demandent d’intervenir à la fois sur l’intégralité des populations concernées, mais aussi avec des rythmes décalés et inconstants. Or, cette offre de formation, malmenée par les pouvoirs publics et par la fin des financements, n’en a pas forcément les capacités. Un ferment de réussite serait la construction d’une offre de formations appuyée par les Opca.

Auteur

  • LAURENT GÉRARD