logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Enjeux

« Les jeunes ne connaissent pas plus l’entreprise que celle-ci ne les connaît »

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 25.05.2010 | PAULINE RABILLOUX

Image

« Les jeunes ne connaissent pas plus l’entreprise que celle-ci ne les connaît »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

Souvent perçu comme irréductible, le divorce entre les valeurs des jeunes à faible capital scolaire et celles de l’entreprise est en fait moins profond qu’il n’y paraît. Il relève davantage du malentendu entre deux mondes qui se méconnaissent. Mais l’entreprise peut s’assouplir pour s’adapter à ce public.

E & C : Vous parlez du besoin de certaines entreprises de se tourner à nouveau vers la main-d’œuvre sans qualification qu’elles avaient progressivement écartée. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?

Delphine Lacaze : Toutes les activités à faible valeur ajoutée ne sont pas délocalisables vers les pays à bas coûts de main-d’œuvre. Des pans entiers du secteur des services à la personne, de l’hôtellerie-restauration ou du bâtiment doivent donc aujourd’hui faire appel à une main-d’œuvre locale. On dénonce souvent le paradoxe entre un taux élevé de chômage et le nombre important d’offres d’emploi non pourvues. L’entreprise ne parvient ni à intégrer ni à fidéliser le personnel peu qualifié car cette population a du mal à accepter les contraintes de l’emploi. Mes recherches et celles de Lucas Dufour – une thèse sur le management des jeunes à faible capital scolaire – ont permis de montrer que les valeurs des jeunes à faible capital scolaire et celles de l’entreprise ne sont pourtant pas si éloignées et donc qu’elles ne sont pas irréconciliables.

E & C : Concrètement, quels problèmes posent ces jeunes à l’entreprise ? Pourquoi sont-ils inemployables ?

D. L. : Les jeunes à faible capital scolaire ne constituent pas une classe homogène. Entre 18 et 30 ans, il y a différents niveaux de maturité. Alors que les plus jeunes sont volontiers rebelles par rapport aux conditions de statut, de rémunération et d’emploi, les plus âgés, après avoir enchaîné les galères et les petits boulots, sont plus résignés. Ils ont, pour certains, des charges à assumer : logement, entretien d’une famille… L’emploi est alors perçu comme un mal nécessaire et inévitable. Pourtant, au-delà de ces différences, les plaintes des managers à leur endroit sont du même ordre : difficulté à se conformer aux horaires, manque du sens des responsabilités, refus de l’autorité, incapacité à se conformer aux codes de comportement, voire aux codes vestimentaires de l’entreprise, non-respect des autres et des consignes, etc.

E & C : Vous tracez là un tableau très sombre. Pourquoi dites-vous que la situation n’est cependant pas désespérée ?

D. L. :On peut distinguer trois niveaux de valeurs dans le travail. Les valeurs instrumentales tout d’abord, qui correspondent à l’utilité du travail : gagner sa vie. Ensuite, les valeurs sociales, qui sont liées à la place que l’emploi confère au salarié dans la société. Les valeurs symboliques, enfin, ont trait à la signification du travail, à ce qui y fait sens pour les acteurs, et qui leur permet de construire leur identité. Etonnamment, des entretiens approfondis, menés auprès de jeunes et de managers sur ces trois dimensions, montrent une convergence quasi parfaite des aspects instrumental et social, et une convergence partielle des symboliques. Tous s’entendent pour reconnaître l’utilité du travail et son rôle d’intégrateur social. Mais là où les managers mettent l’accent sur la soumission – obéissance, conformité, remise en cause de soi, humilité, loyauté, adhésion aux valeurs d’entreprise… –, les jeunes avancent des aspirations à être reconnus pour leur personne, leurs efforts et leur désir de progresser socialement. Les logiques de l’effort et du respect, mises en avant dans les deux cas, sont tellement proches, qu’elles permettent de suggérer l’hypothèse du malentendu plus que du divorce entre les parties. Les jeunes ne semblent pas plus connaître le monde de l’entreprise que l’entreprise ne connaît les jeunes.

E & C : Concrètement, que suggérez-vous ?

D. L. : On reproche aux jeunes de ne pas faire d’efforts pour s’adapter à l’emploi, sans presque jamais s’interroger sur ceux qui sont à faire du côté de l’entreprise. Or, la culture de base de ces jeunes, scolaire comme sociale, est souvent tellement décalée par rapport aux prérequis de l’entreprise qu’elle ne leur permet pas de comprendre les enjeux organisationnels et économiques. Là où les choses ne sont pas évidentes, il est donc essentiel de les expliquer. Expliquer pourquoi il faut arriver à l’heure, expliquer le sens du travail en équipe, les exigences de productivité, etc. Il faut sortir de la crispation identitaire et apprendre à négocier tout ce qui est négociable, créer des marges de liberté. Si les insultes, par exemple, ne sont pas tolérables dans un cadre professionnel, l’exigence de ponctualité peut, par contre, être parfois assouplie en introduisant la notion de plage horaire plutôt que celle d’horaires fixes. Il en va de même en ce qui concerne les exigences vestimentaires, le respect de l’orthographe ou d’autres aspects formels, qui tiennent plus de la culture ambiante que de la définition du poste. Si basique soit la tâche demandée, un travail est aussi à faire du côté de l’entreprise en termes de reconnaissance. En effet, se conformer aux attentes de l’entreprise peut être vécu par le jeune comme un processus angoissant de perte d’identité par rapport aux pairs. Il ne faut jamais oublier que c’est l’entreprise qui cherche à amener le jeune sur son terrain, et non l’inverse. Cela vaut bien quelques compromis, et ce, d’autant plus qu’il s’agit d’un public souvent humilié par son échec scolaire et social.

PARCOURS

• Delphine Lacaze est maître de conférences en gestion des ressources humaines à l’IAE d’Aix-en-Provence où elle dirige le programme master management des affaires internationales.

• Ses recherches portent sur la socialisation organisationnelle et l’intégration dans l’entreprise ; le management des jeunes, la gestion des âges.

• Elle est l’auteure de plusieurs articles et ouvrages, dont “La recherche sur la socialisation organisationnelle” in Regards sur la recherche en gestion : contributions grenobloises (L’Harmattan, 2007) et, tout récemment, d’une participation à l’ouvrage Les relations salariés-employeurs. Quel partage des valeurs ?, dirigé par Jean-Michel Sahut (L’Harmattan).

LECTURES

• Génération Y, mode d’emploi, Daniel Ollivier et Catherine Tanguy, De Boeck, 2008.

• Violences urbaines, violence sociale – Genèse des nouvelles classes dangereuses, Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Fayard, 2005.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX