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« Le modèle du DRH business partner a du plomb dans l'aile »

Enjeux | Plus loin avec | publié le : 04.05.2010 |

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« Le modèle du DRH business partner a du plomb dans l'aile »

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Laurence Becker, DRH de TNS Sofres, réagissant à la note d'orientation 2009-2011 d'Entreprise & Personnel sur les défis à relever par la fonction RH, interroge Sandra Enlart, directrice générale de ce réseau de professionnels et d'experts de la GRH. Laurence Becker aborde les problématiques majeures de son métier : négociations sociales, GRH à l'anglo-saxonne, gestion des talents.

Laurence Becker : Vous dites qu'en matière de RH, l'entrée par l'âge ne mène qu'à des impasses. Mais comment se positionner alors que les pouvoirs publics imposent des négociations sur les seniors ? On pourrait dire la même chose sur le handicap, la pénibilité au travail, etc. Alors que nous devons gérer de façon fine, on nous propose des politiques globales. Comment pouvons-nous réagir à ces injonctions paradoxales ?

Sandra Enlart : Je suis d'accord : il y a, en ce moment, surcharge en matière de négociations. On signe des accords dans tous les sens, mais il faut pouvoir les appliquer. C'est pourquoi je ne dirais pas qu'il s'agit d'injonctions paradoxales mais plutôt d'injonctions à des rythmes déconnectés et à des niveaux qui ne se parlent pas. Les DRH des grands groupes passent leur temps à négocier. Mais, sur le terrain, les responsables RH des business units ou des usines n'arrivent absolument pas à suivre le rythme. Le même décalage existe au niveau syndical. Il y a une sorte de dissension entre le niveau corporate et celui de terrain sur toute une série de sujets où il y a injonction, voire obligation, des pouvoirs publics de négocier.

Comment se positionner ? Il n'y a pas le choix. Vous devez négocier lorsque vous êtes dans le cadre d'obligations. Mais le vrai travail d'un DRH aujourd'hui, c'est de veiller à ce que les choses se mettent réellement en oeuvre sur le terrain. Cela signifie : prendre le temps qu'il faut, calmer le jeu en signant des accords de méthode et pas forcément des accords complètement ficelés. C'est travailler sur le rythme, sur la construction même de la façon dont on négocie. Plutôt que de vouloir signer à tout prix, il faut d'abord se parler, explorer les sujets, les mettre à plat, etc. Donc mener la négociation autrement pour que cela puisse mieux correspondre au rythme de mise en réalité.

L. B. : Mais l'injonction que nous fait la loi de négocier en permanence ne risque-t-elle pas de vider la négociation de tout son sens ?

S. E. : Non, je ne le crois pas. Mais cela dépend de ce qu'on entend par «sens». La négociation a un sens en termes de communication, de position idéologique, ce qui n'est déjà pas mal. Mais s'il s'agit de transformer une réalité sociale, on en est très loin.

L. B. : Peut-on croire à une fonction RH mondialisée ? Quel sens y a-t-il à faire des RH du haut d'un groupe international où prédomine souvent le modèle anglo-saxon ?

S. E. : Les procédures RH selon le modèle anglo-saxon ont effectivement un effet «rouleau compresseur» qui ne laisse pas vraiment de place pour autre chose. Du coup, la parole de la politique RH française a du mal à exister. Le seul sujet sur lequel ces entreprises anglo-saxonnes ont absolument besoin d'un DRH français, c'est celui des relations avec les syndicats, car nos modes de négociation les déconcertent totalement. Mais pour le reste, tout est sous contrôle. Alors, comment exister dans cet univers ? Comment interpréter et faire vivre ces fameuses procédures ? Cela peut conduire à une sorte de RH un peu schizophrène avec, d'un côté, la mise en oeuvre de procédures dont certaines sont sources de progrès - les politiques d'égalité, notamment - et, de l'autre, du «bricolage» humain pour faire en sorte que les questions sociales et individuelles soient traitées. Je pense qu'il faut faire la part des choses entre l'affichage et la réalité. Dans la réalité, tout se négocie et le travail du DRH est aussi de mettre un peu d'air dans des procédures rigides.

L. B. : Vous indiquez que le responsable RH business partner tend à céder le pas au human partner. A mon sens, le job de DRH a toujours été entre les deux : nécessité de comprendre le métier de l'entreprise pour mieux exercer le métier d'accompagnement RH. Qu'entendez-vous par cette opposition ?

S. E. : Le modèle de business partner, plébiscité un peu partout, a commencé à être remis en cause ces dernières années car, à force d'être inféodé aux business managers, le RRH a perdu de vue une vision plus transversale de l'entreprise. On a vu émerger une vision très financière des RH : faire des PSE, limiter le budget formation, maintenir sous contrôle le recrutement, etc. La crise a accentué cet aspect-là. Mais, comme dans le même temps, la vie dans les entreprises est devenue très dure, a émergé également une demande beaucoup plus sociale. On demande aux RH de veiller aux risques psychosociaux, de mettre en place des cellules d'écoute, de former les managers à la dimension d'accompagnement, etc. C'est le rôle de human partner. Dans l'idéal, vous avez raison, le DRH est capable de tenir les deux fonctions sans qu'il y ait trop d'opposition entre les deux. Mais je constate une tension de plus en plus grande entre ces deux rôles. Certes, comprendre le métier de l'entreprise et la réalité du business est très important pour bien faire son métier de RH. Mais il est important aussi d'avoir une certaine distance par rapport à lui pour pouvoir exercer un rôle de régulation qui n'est plus tenu quand on est trop exclusivement dans le modèle business partner.

Depuis le moment où j'ai écrit la note d'orientation, fin 2008, la crise est intervenue. Aujourd'hui, je maintiens que le modèle business partner a vraiment du plomb dans l'aile. Pour autant, on ne sait pas exactement ce qui est en train d'émerger. Les préconisations de Technologia à France Télécom insistent sur la mise en place de médiateurs, sur le changement d'intitulé des fonctions : revenir à l'appellation «relations humaines» - mais n'est-ce pas une régression qui nous ramène aux années 1960 ? Ce sont des signaux faibles, il faut être à leur écoute, mais on ne voit pas vraiment émerger clairement le nouveau rôle de la fonction RH. Pour nous, il aura certainement à voir avec une implication dans les choix d'organisation du travail, mais ce n'est pas encore une réalité.

L. B. : Quels sont les écueils majeurs à la gestion des talents, forcément individualisée ? Quelles conséquences sur la gestion globale des salariés ?

S. E. : La gestion des talents fait partie, typiquement, des programmes qui se déroulent dans une logique anglo-saxonne. Son écueil majeur tient à la population visée. Concrètement, malgré les discours affirmant que « chacun peut développer ses talents », la gestion des talents s'adresse, au mieux, à 10 % de la population d'une entreprise. Ce n'est pas autre chose que de la gestion des hauts potentiels, ceux qui ont déjà les meilleurs diplômes et les meilleurs parcours. Il s'agit donc davantage de segmentation que d'individualisation. On met au point pour cette population des programmes sur mesure : formation ad hoc, coaching, mobilité, etc.

C'est une logique très risquée, car elle est porteuse de désengagement chez les autres salariés. Je dirais donc qu'il est préférable d'accepter du turn-over chez les «talents» et de se soucier davantage du plus grand nombre : managers de proximité et salariés qui «font» l'entreprise. Faute de quoi, celle-ci risque d'être confrontée à des phénomènes de retrait qui lui coûteront cher.

L. B. : Comment retient-on les salariés dans l'entreprise alors qu'on a de moins en moins de marges de manoeuvre budgétaires et des possibilités de promotion limitées ?

S. E. : De quels salariés parle-t-on ? Si l'on parle des salariés les plus chassés, ceux que toutes les entreprises recherchent, je n'ai pas de réponse en dehors de : arrêtez de vous battre ! Détendez le marché du travail et considérez qu'il y a des gens qui peuvent faire aussi bien même s'ils n'ont pas fait Polytechnique, HEC, Centrale ou l'Essec !

Mais le vrai sujet est surtout celui des possibilités de promotion limitées. Il est nécessaire d'offrir des perspectives aux plus performants. Pour cela, il faut assouplir les modes de promotion, repenser la mobilité et travailler sur des parcours différents. Quand on met tout cela à plat, on retombe toujours in fine sur la question : «comment accède-t-on à des postes de dirigeants ?». Autrement dit, comment pense-t-on, dans l'entreprise, le profil du dirigeant ? Si l'on touche à cela, si on s'écarte du profil-type, on peut alors faire des propositions nouvelles et ouvrir des perspectives.

Si l'on reste sur un profil extrêmement étroit, le jeu est faussé. On peut toujours proposer des promotions au-dessous, les salariés se rendent bien compte qu'elles ne leur permettront jamais de passer ce fameux plafond de verre qui ne concerne pas que les femmes. Si on travaille toujours sur les mêmes profils, on ne retiendra pas les jeunes générations. Il faut travailler sur la façon de créer de vraies logiques d'aspiration sociale qui ne s'arrêtent pas au niveau cadre.

PARCOURS

• Sandra Enlart est professeure en sciences de l'éducation à l'université de Genève. Elle a rejoint Entreprise & Personnel en 2007 pour y être directrice des études et de l'innovation. Elle en est devenue, en octobre 2008, la directrice générale.

• Diplômée de l'IEP de Paris, titulaire d'un DESS de psychologie clinique et d'un doctorat de gestion, Sandra Enlart a été directrice R & D de la Cegos, puis a fondé et dirigé la société de veille en ressources humaines et management Capio (groupe Adecco).

• Sandra Enlart est l'auteure de nombreux ouvrages parmi lesquels Pensez ou on le fera pour vous ! (Mango éditions, 2006), Concevoir des dispositifs de formation d'adultes : du sacre au simulacre du changement (éd. Demos, 2007) et, avec Monique Bénaily, La fonction formation en péril : de la nécessité d'un modèle en rupture (éd. Liaisons, 2008).

LECTURES

L'esprit de Philadelphie - La justice sociale face au marché total, Alain Supiot, éditions du Seuil, 2010.

Trois femmes puissantes, Marie NDiaye, Gallimard, 2009.

Les classes moyennes à la dérive, Louis Chauvel, éditions du Seuil, coll. La République des idées, 2006.