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"La loi française n’offre même pas de définition globale du lanceur d’alerte!"

Liaisons Sociales Magazine | Relations Sociales | publié le : 03.03.2015 | Anne Fairise

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Pour cette spécialiste (1), il est grand temps que la France se dote d'un vrai statut du lanceur d'alerte éthique. Car les cinq lois adoptées depuis 2007 n'offrent aux salariés que des protections disparates.

En France, les salariés dévoilant des informations sensibles comme Stéphanie Gibaud, à l’origine de l’affaire UBS France, dont le procès aux Prud’hommes s’ouvre jeudi 5 mars, se retrouvent souvent seuls et mal protégés. Cette situation est-elle exceptionnelle? 

Il faut d’abord faire la distinction entre le lanceur d’alerte et l’informateur (source du journaliste), le témoin de justice (qui a assisté aux faits), le repenti (qui a participé au délit et monnaie une réduction de peines), l’indicateur de police (rétribué). Tous dévoilent des informations sensibles mais bénéficient de régimes de protection différents. Le lanceur d’alerte, lui, fait « un signalement dans l’intérêt général », « de bonne foi », « sur la base de preuves ou soupçons raisonnables », « de façon désintéressée », selon les critères retenus par la Cour européenne des droits de l’homme. Seuls sept pays dans le monde ont adopté une législation protégeant globalement les lanceurs d’alerte éthique, qui signalent des faits graves relatifs à l’intérêt général. La France appartient à la cinquantaine de pays malheureusement dotés d’une législation « gruyère ». Elle n'offre même pas de définition globale du lanceur d'alerte ! Entre 2007 et 2013, elle a adopté cinq lois, à la fois sectorielles et lacunaires, qui offrent aux salariés du privé et du public des protections disparates, selon le domaine d’activité. Cela a de quoi déboussoler et induire en erreur les lanceurs d’alerte. 

Pour quelles raisons ? 

Ceux-ci peuvent penser, à tort, bénéficier d’une protection qui n’est pas prévue par la loi. Ils peuvent aussi se tromper dans le choix de la démarche la plus sûre pour que l’alerte soit traitée sans qu’ils s’exposent à des représailles ou à des poursuites ultérieures (pour diffamation, vol et recel de documents, devoir de loyauté, etc). Prenons la protection contre le licenciement : elle ne concerne que les salariés signalant des conflits d’intérêts de personnes chargées d’une mission de service public, des faits relatifs à la corruption, à la fraude fiscale ou à la grande délinquance économique. Ceux qui font des signalements sur la sécurité sanitaire (médicaments et produits de santé) ne sont pas protégés, pas plus que ceux dévoilant un risque grave touchant à la santé publique ou à l’environnement. Même chose concernant le recours aux médias : il n’est autorisé que pour les signalements de crimes ou de délits.

Comment expliquer cette législation « gruyère » ?

Le droit d’alerte, qui est une extension de la liberté d’expression, ne naît jamais de la vertu d’un peuple. Mais de crises et de tragédies qui poussent les gouvernements à légiférer sous la pression de la société civile. Comparé aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni qui se sont emparés du sujet il y a plus de 45 ans pour le premier et plus de 20 ans pour le second, la France s’en est saisie très tardivement. Elle l’a fait dans l’urgence et de façon émotionnelle.

Comment s'est construite notre législation ?

L’objectif de la première loi, en 2007, était d’adapter la convention des Nations-Unies, datant de… 2003, contre la corruption. Les autres lois sont nées du long combat de lanceurs d’alerte scientifiques, tels Jacques Pézerat ou les médecins du travail sur l’amiante, ou André Cicolella sur les éthers de glycol, et d’une succession de scandales. L’affaire du Médiator, rendue publique par le docteur Irène Frachon, a été pivot dans la prise de conscience de l’opinion publique. La machine législative s’est ensuite emballée avec l’affaire Cahuzac qui a donné lieu à elle seule à deux lois et un projet de loi, chacun doté d’un article protégeant un signalement partiel. D’autres pays sont passés par là. L’Irlande a adopté, entre 2006 et 2012, douze lois, également à la suite de scandales ! Mais après, elle a pris deux ans pour harmoniser la législation. Sans définition globale du lanceur d’alerte, sans loi globale, sans régulateurs ni moyens dédiés, sans contrôle ni sanctions pénales contre les auteurs de représailles, comme c’est le cas en France, la législation n’est pas opérationnelle. 

De quel pays pourrait-on s'inspirer?

Du Royaume-Uni. Il a créé, dès 1993, une fondation qui propose aux salariés des secteurs privés et publics une assistance juridique, tenues par des avocats spécialisés en droit du travail. Car ils sont à même de faire le distinguo entre ce qui relève du conflit individuel du travail et de l’alerte éthique, où les salariés refusent de cautionner des pratiques mettant en cause l’intérêt général. Cette fondation, qui a accompagné 20000 lanceurs d’alerte en 20 ans, ne se contente pas de faire du conseil. Elle peut aussi, en cas de besoin, se substituer au salarié pour porter elle-même l’alerte. Depuis 1998, le Royaume-Uni s’est aussi doté d’une législation globale et très protectrice pour les salariés. Puisqu’elle leur assure, après le lancement de l’alerte, un maintien dans leur emploi et avec leur salaire jusqu’au procès (ils peuvent demeurer à domicile en cas de danger ou de trop fortes pressions). Et des dédommagements au réel (incluant le calcul de leur retraite). L’Irlande a repris cette disposition, en allant encore plus loin dans le champ des signalements protégés telles la dilapidation des fonds publics et les graves erreurs de gestion.

Une loi instituant une protection globale peut-elle suffire ?

Non. Pour assurer l’effectivité du droit d’alerte, il faut également instituer un régulateur, qui pourrait être une autorité, ou une agence, indépendante chargée de recueillir et de traiter les alertes. Il faut aussi penser à l’accompagnement, via une fondation, des lanceurs d’alerte qui finissent trop souvent broyés. Car leur intégrité leur a coûté leur carrière, leur emploi et a brisé, souvent irrémédiablement, leur vie.

(1) Nicole Marie Meyer est l'auteure de plusieurs rapports pour l'ONG Transparency International France, dont Whistleblowing in Europe (2013), L'alerte éthique ou le Whistleblowing en France (2013), et dernièrement du Guide pratique à l'usage du lanceur d'alerte français.

Auteur

  • Anne Fairise