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“La maladie de la France, c’est la perte de l’estime de soi”

Liaisons Sociales Magazine | Relations Sociales | publié le : 04.01.2016 | Emmanuelle Souffi

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Dans son nouvel ouvrage, le sociologue réhabilite le sujet comme acteur du changement face à des élites tournées sur elles-mêmes. La lutte sera éthique !

Saurons-nous nous relever de cette ter­ri­ble année 2015 ?

La France de l’après-Bataclan, c’est celle de l’après-Charlie. Il aurait pu y avoir un débor­dement de haine, de racisme, et finalement les Français ont contenu leur colère et préféré l’exprimer dans les urnes. Ils ont fait preuve d’une dignité exemplaire. Les Français sont capables du pire comme du meilleur. La maladie de la France depuis quarante ans n’est pas la mauvaise distribution des richesses mais la perte de l’estime de soi.

Mais le pays souffre… Sommes-nous dans une crise identitaire, sociale ou politique ?

Je suis contre cette notion fabriquée « d’identité » qui déforme la réalité et qui est utilisée par certains pour tuer les autres. De même, je réfute cette prétendue suprématie du politique comme le suggèrent Pierre Rosanvallon et Marcel Gauchet. Notre système politique est vidé de tout sens, de convictions, de choix. Le Parti socialiste n’existe plus, Les Républicains non plus, le Front national n’est rien sans Marine Le Pen et Florian Philippot. Il n’y a pas d’idées, de programme. C’est la même chose en Allemagne, aux États-Unis. En Europe, les social-démocraties se sont effondrées comme jadis les partis communistes. Nous vivons dans une situation que je juge pathologique : les pouvoirs triomphent sans pratiquement rencontrer le moindre obstacle. Les débats se sont éteints. Quant à la crise sociale, ça n’est pas exactement ce que nous traversons, tout simplement parce que nous vivons dans une société postsociale qui n’agit plus et ne pense plus en termes sociaux.

Vous pointez le déclin des sociétés industrielles. Dans quelle ère vivons-nous ?

Une société de la connaissance. Les technologies de l’information et de la communication, les ­réseaux sociaux nous font accéder à une masse de données extrêmement diversifiées. Celles-ci transforment la subjectivité – les représentations, convictions, modes de consommation – et permettent d’agir sur l’homme lui-même. Dans les sociétés industrielles, le pouvoir portait essentiellement sur le contrôle des biens, des capitaux, des machines. Aujourd’hui, l’enjeu devient de transformer, d’influencer et de fabriquer les ­esprits. Dans la société postsociale, l’individu se retrouve pris en étau entre le désir de s’affirmer lui-même, l’aspiration à la dignité et à la créativité et le poids du pouvoir total.

Nos sociétés seraient-elles devenues tota­litaires ?

Non, il ne faut pas exagérer. Mais les principaux systèmes de pouvoir qui s’exercent dans le monde tendent à être – et veulent être – des pouvoirs totaux. Ils régentent tout : l’économie, le social, le politique, le culturel. Face à cela, l’individu se sent écrasé, ligoté, perdu. Je citerai trois empires : la Chine, qui impose son idéologie ; les États-Unis, dominés par le capitalisme financier. Et Daesh avec le jihad. Ce qui caractérise l’islam, c’est son pouvoir totalisant.

Pour vous, le jihadisme est un anti mouvement social…

Il ne traduit pas une crise du monde arabe mais son échec dans la construction d’une conscience économique et nationale. Cet échec a ­provoqué non pas des mouvements sociaux mais des anti mouvements sociaux, qui ont pris, en particulier dans le monde arabo-musulman et en Afrique, une importance considérable. Il n’y est pas question de revendication ou de droits nouveaux, mais purement d’identification religieuse. L’absence de mobilisations démocratiques et éthiques entraîne d’abord des tentatives de résistance communautaires. Puis un recours direct à la violence, comme si la destruction de villes ou l’assassinat d’otages pouvaient améliorer le contrôle que ces populations exercent sur leur propre condition. En France, ça n’est pas la situation économique et sociale, et en particulier dans les quartiers, qui explique que des jeunes partent en Syrie faire le jihad. Sinon, on aurait 1 million de combattants ! C’est la faiblesse d’identité propre, de conscience de soi… Face à ce vide de sens, certains basculent dans l’excès de sens, où la religion emprunte au sacré, comme une espèce d’illumination.

Les mouvements sociaux sont-ils condamnés à disparaître ?

Revenons un peu en arrière. D’un côté, la croissance et les crises économiques. De l’autre, les armes et les massacres. Le xxe siècle n’a laissé presque aucune place aux acteurs sociaux. Ni les idéologies, ni les partis, ni les mouvements sociaux n’ont pu s’imposer. L’argent et la guerre ont tout dominé. Passé les Trente Glorieuses, une grande partie du monde a été souillée par le pétrole et l’argent sale tandis que les mouvements de libération nationale se transformaient en tyrannies sanglantes. Aujourd’hui, nos sociétés se perçoivent comme des marchés ou des armées et les populations ne placent plus leurs espoirs personnels dans de grandes causes collectives. La fin du social a impliqué la fin des mouvements sociaux proprement dits qui étaient des mouvements de classes, patrons contre ouvriers.

Il y a encore des manifestations…

Mais elles ne rassemblent plus ! Aucun mouvement social n’a pris la place laissée vide par l’épuisement du mouvement ouvrier. Il y a toujours des cols bleus mais plus, sociologiquement parlant, de classe ouvrière. Elle a disparu avec la ­société industrielle. L’idée que les acteurs fon­damentaux sont encore les classes sociales, en conflit direct entre elles et dont les partis seraient les représentations politiques et les intellectuels, les idéologues, ne relève plus que d’une histoire très lointaine. Dans les nouvelles sociétés, ce n’est plus autour des problèmes économiques que se forme l’action collective. Tout simplement parce que syndicats et partis ouvriers sont inexistants. Vous allez me dire : et Podemos en Espagne, Syriza en Grèce ? Mais on ne peut à la fois être un mouvement social et gouverner un pays. Seul Solidarnosc a su le faire contre la domination soviétique. À l’avenir, les mobilisations seront éthiques et démocratiques. Elles seules pourront combattre les pouvoirs totaux des élites dirigeantes. Elles se nourriront de la conscience de ce que chacun accepte ou refuse, au nom de sa dignité, de ses valeurs. « Je ne veux pas être humilié », « je veux qu’on me respecte en tant qu’individu », voilà les nouveaux mots d’ordre.

Les Bonnets rouges en sont l’illustration ?

C’est un mouvement proche du Front national, emmené par une classe moyenne rurale en chute sociale et qui se radicalise. Comme l’ont expliqué certains géographes, notre pays est coupé en deux moitiés inégales : les métropoles et les périphéries. La désindustrialisation que la France a accomplie dans l’inconscience la plus absolue en se réjouissant de ne plus se salir les mains a fait grimper le chômage et monter le FN.

Les syndicats sont-ils dépassés ?

La France est le pays le moins syndiqué d’Europe. On parle de négociation collective, mais elle n’existe pas puisque c’est l’État qui pilote ! Avec la chute de la société industrielle, les dirigeants syndicaux se sont transformés en fonctionnaires de systèmes paritaires. Leurs adhérents ont disparu, tout comme la classe ouvrière. Le syndicalisme est devenu un instrument au service d’une minorité pour conserver ses privilèges et avantages. Son but premier devrait être la défense de l’égalité. Or il fabrique de l’inégalité faute d’être présent dans les TPE-PME. Seule la CFDT a encore l’inspiration d’un mouvement social.

Comment résister alors ?

L’individu ne doit plus compter que sur lui-même : autocréation, autolibération, autogestion. J’en appelle au sujet comme créateur et défenseur des droits fondamentaux que sont la liberté, l’égalité et la dignité. Lui seul peut dire non ou stop. Il faut reprendre la parole, redonner la priorité à l’universel sur le particulier, au souci des autres sur l’intérêt personnel. C’est en défendant ces droits universels que l’on redressera le pays. Rappelez-vous l’Angleterre en 1688 ! Elle a porté l’économie moderne en même temps que la conscience des libertés politiques. Les Français doivent réapprendre à croire en eux.

Auteur

  • Emmanuelle Souffi