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La machine dépassée des Prud’hommes

Liaisons Sociales Magazine | Relations Sociales | publié le : 02.12.2014 | Emmanuelle Souffi

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La justice prud’homale est épinglée pour sa lenteur et son côté imprévisible. Des dysfonctionnements dont l’État, les avocats et les plaignants sont tous responsables.  

L’image n’est pas anodine : Christine Taubira qui accueille François Rebsamen en haut des marches du palais de justice d’Orléans… Des années qu’on parle d’une réforme des prud’hommes sans jamais s’y atteler tant les partenaires sociaux redoutent un hold-up de la justice sur « leurs » conseils. Ce 6 novembre, la garde des Sceaux et le ministre du Travail sont là pour déminer.

Pas de divergences entre eux, mais le désir de la Chancellerie de peser sur un dossier épineux, quitte à y aller au forceps, quand la Rue de Grenelle multiplie les concertations. « Il n’y aura pas de réforme a minima, prévient François Rebsamen devant un parterre de conseillers. Les prud’hommes sont une ­exception culturelle française. Il n’est pas question de remettre en cause leur force, leur spécificité et leur raison d’être. Les ­salariés et les entreprises sont les mieux à même de régler leurs conflits. »

La salle respire. Vilipendés depuis des années, ces juristes du travail sont en mal de reconnaissance. Ils appartiennent à l’ordre judiciaire, mais sans en avoir les attributs ni les moyens. Ce n’est donc pas pour rien que Christine Taubira compte rebaptiser cette institution tribunal des pru­d’­hom­mes, comme le suggère le rapport Lacabarats. « Je veux faire de vous des juges, même si ça vous fâche », leur lance-t-elle avec une pointe de provocation.

Formation aux règles de procédure civile et à la déontologie assurée par l’École de la magistrature, création d’un statut du défenseur syndical et d’un pôle « social » au sein du tribunal d’instance, instauration d’un calendrier de procédures, renforcement des pouvoirs du bureau de conciliation… Toutes ces mesures seront opportunément intégrées au projet de loi d’Emmanuel Macron sur l’activité économique, présenté le 10 décembre en Conseil des ministres et en janvier à l’Assemblée nationale.

Il y a urgence. Car les délais explosent. Au fond, ils atteignent 15,6 mois, contre 11,7 mois devant le TGI. L’attente varie d’un conseil à l’autre. « Six d’entre eux concentrent 25 % des nouvelles affaires. À Nanterre, Bobigny, Paris, Marseille, Lyon et Bordeaux, les délais dépassent 17 mois », observe Évelyne Serverin, directrice de recherches au CNRS.

Fonctionnaires en moins

Mais comment de telles files d’attente sont-elles possibles ? D’abord, la réforme de la carte prud’homale, en 2008, n’a pas désengorgé les conseils les plus surchargés. Elle les a juste rééquilibrés par bassins d’emploi, en supprimant les moins actifs. Les autres, comme Nanterre et Paris, ont certes eu droit à des conseillers supplémentaires. Mais le reste n’a pas suivi.

« Nous sommes passés de 198 à 240 conseillers. Cela n’a servi à rien car on a réduit le nombre de fonctionnaires », enrage Michel André, le président du CPH de Nanterre. Même paradoxe à Lyon : « On a attendu un an avant d’avoir un nouveau juge départiteur. Il nous manque aussi cinq greffiers et une sixième salle d’audience. Résultat, le délai a doublé », regrette Bernard Augier, le président (CGT).

Autre explication de l’engorgement, les procédures de départage, quand les conseillers salariés et employeurs n’arrivent pas à s’entendre. Le problème se pose dans un dossier sur cinq en moyenne. Mais ce taux atteint 43 % à Bobigny, contre 1 % à Cherbourg ! Or le recours à un juge professionnel contribue à faire exploser les compteurs. À Paris, c’est quinze mois de plus, seize à dix-huit mois à Bordeaux…

Jugements à géométrie variable

L’aléa judiciaire dépend aussi des postures individuelles. « Le droit n’est jamais neutre », rappelle non sans ironie un conseiller salarié à Orléans. Un texte peut être interprété dans un sens ou un autre. Les affaires « sérielles », comme Continental, sont symptomatiques de jugements à géométrie variable. « Les séries polluent l’activité. Elles devraient relever du TGI », épingle Jacques-Frédéric Sauvage, président (Medef) du CPH de Paris, qui a dû gérer plus de 6 000 dossiers chez EDF et autant à La Poste sur les mêmes motifs.

À chaque fois, c’est un peu la loterie. « On est des juges de parti pris. Je suis un élu syndical et j’appartiens au collège salariés. En face, c’est la même chose. La parité est la garantie de l’impartialité », plaide ­Bernard Augier. Il n’empêche, les dé­cisions relèvent parfois du poker menteur. Coups de coude, soupirs, murmures quand ­l’avocat de l’entreprise prend la parole… « Trop de conseillers ne manifestent pas l’impartialité dont tout juge doit faire preuve, regrette Emmanuel Nevière, avocat employeurs. Le CPH ne devrait pas être le lieu où poursuivre la lutte syndicale ! »

Ces comportements se doublent d’une connaissance parfois superficielle des textes de loi, en raison de l’absence de formation obligatoire. Pis, certains ne siègent qu’une ou deux fois par an et ne rédigent aucun jugement ! Ou mettent plus de trois mois à s’y coller après le délibéré. À Paris, le président, qui n’a aucun pouvoir disciplinaire, retire au conseiller négligent toute présidence de séance. « On fait la chasse à ceux qui prennent trop leur temps », assure Jacques-Frédéric Sauvage. Ailleurs, ça peut être la bérézina. Avec le ­report de la désignation des conseillers à 2017, ces bugs risquent de devenir encore plus aigus. Car les nouveaux, ceux qui étaient en fin de liste lors du scrutin de 2008 et se croyaient inéligibles, n’ont pas l’expérience de leurs aînés.

Peu de conciliations

Dans ces conditions, pas étonnant que les conciliations soient rarissimes, contribuant à étouffer les salles d’audience. À peine 5,5 % des affaires aboutissent à un accord. Mais un tiers des plaignants se désistent juste avant le jugement, signe que ce face-à-face peut déclencher des transactions discrètes. « La conciliation prend forcément du temps et les conseillers n’en ont pas, note Alain Lacabarats, ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation, auteur du rapport qui inspire la réforme en cours. Il faudrait une formation particulière, on ne s’improvise pas conciliateur. » L’engorgement même des juridictions n’incite pas à se mettre d’accord. « Plus les délais sont longs, moins l’employeur a intérêt à négo­cier. Pourquoi payerait-il tout de suite plutôt que dans trois ans ? » s’interroge Rachel Saada, avocate côté salariés.

Dernière cause d’étranglement, les renvois. Contrairement à une idée véhiculée par le Medef, le flux des affaires a diminué de 23 % entre 2009 et 2012, depuis l’introduction de la rupture conventionnelle. Mais si on saisit moins, on réclame toujours plus. « Autrefois, les dossiers ne comportaient qu’une ou deux demandes. Aujourd’hui, c’est un vrai placard ! » relève Jacques-­Frédéric Sauvage.

Pas de visite médicale ou d’entretien annuel d’évaluation ? On prétend à des dommages et intérêts ! Et faute de parvenir à réunir toutes les pièces, on quémande un report. À Orléans comme à Nanterre, la moitié des affaires est audiencée. « Lorsqu’on sait qu’on a beaucoup de temps, on ne s’occupe pas du dossier », remarque Alain Lacabarats. Le client qui néglige sa plainte est aussi fautif que l’avocat qui traîne. Tout se passe comme si la première instance comptait pour du beurre. Pour preuve, le taux d’appel atteint 62 %…

Auteur

  • Emmanuelle Souffi