logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

L’interview

Franck Morel : « Le droit du travail actuel peine à saisir la diversification des statuts »

L’interview | publié le : 31.05.2016 | Frédéric Brillet

Image

Franck Morel : « Le droit du travail actuel peine à saisir la diversification des statuts »

Crédit photo Frédéric Brillet

Le Code du travail ne correspond plus aux réalités de terrain. Divers statuts de travailleurs cohabitent, et tous ne bénéficient pas de la même protection. La réforme en cours du code satisfait peu de personnes, notamment parce qu’elle ne tient pas compte des évolutions des modes de travail.

E & C : Pourquoi le Code du travail ne satisfait-il personne en France ?

FRANCK MOREL : Parce qu’il correspond de moins en moins aux réalités de notre époque. D’abord, les modes de production s’assouplissent avec l’émergence d’une économie numérique, l’externalisation d’une grande partie des activités, l’innovation permanente et une gestion plus flexible de la production et de la main-d’œuvre. D’où l’augmentation des intermittents, stagiaires, intérimaires, salariés détachés, entrepreneurs individuels, télétravailleurs… Ceux-ci sont mal défendus par un droit qui ne protège plus qu’un noyau dur de salariés en CDI. De leur côté, les investisseurs, qui arbitrent entre les avantages réels ou supposés des diverses réglementations nationales en matière de travail, regardent avec suspicion le cadre français. Enfin, la montée générale de l’individualisme et la défiance de salariés à l’égard des institutions ne facilitent pas l’émergence de normes collectives à la fois simples, uniformes et satisfaisantes pour tous.

Quel jugement portez-vous sur le projet de loi El Khomri ?

Cette loi ne va pas changer grand-chose, compte tenu des atténuations apportées à la version initiale. Elle a aussi le tort de s’inscrire dans le droit social bavard, obèse et inefficace que nous dénonçons dans notre ouvrage*. On peut tout de même saluer l’introduction d’une disposition sur la responsabilité sociale des plates-formes de service vis-à-vis de leurs membres quand elles encadrent les conditions d’exercice de ces derniers.

Quant à la création du compte personnel d’activité – CPA –, cela devait permettre à tous les actifs du secteur privé, y compris les indépendants, d’accumuler des droits à des heures de formation, à des bilans de compétence et à toutes autres prestations d’aide à la reconversion professionnelle et à la création d’entreprise. Malheureusement, la situation des finances publiques ne laisse pas espérer une contribution à la hauteur des enjeux. Par ailleurs, le CPA n’est pas redistributif, puisque tous les travailleurs accumulent le même nombre d’heures de formation, quelle que soit leur qualification initiale ou leur situation par rapport au marché du travail. Mieux vaudrait que les personnes non ou peu qualifiées soient créditées de droits supplémentaires. Enfin, en matière de formation, les choix du titulaire du compte restent très contraints par des listes de formation éligibles fixées administrativement par les partenaires sociaux et non dans une logique d’évaluation des débouchés de ces formations.

Comment le code français appréhende-t-il les nouvelles formes de travail ?

Le droit actuel peine à saisir l’extraordinaire diversification des statuts. Ainsi, les salariés de l’économie numérique sont-ils fréquemment placés de fait dans une situation de grande autonomie concernant leurs horaires et leur organisation. Des firmes comme Netflix ou Virgin laissent leurs salariés prendre des jours de congé sans même en référer à leur hiérarchie. L’hyperspécialisation des activités de prestation de services intellectuels, qui sont les catégories d’emploi le plus en croissance, participe aussi de cette évolution : on voit mal un dirigeant donner des instructions à un salarié possédant un monopole de savoir dans son domaine ou contrôler l’exécution de son travail. N’en déplaise à la Cour de cassation, le terme non juridique de “collaborateur” correspond alors davantage à la réalité que celui de « salarié en situation de subordination ».

Le code, qui énonce que « le contrat de travail à durée indéterminée est la forme normale et générale de la relation de travail » est aussi dépassé sur ce point par la réalité : certes, 86 % des salariés sont en CDI, mais plus de 80 % des embauches sont réalisées en CDD et ce sont toujours les mêmes salariés qui “tournent” sur des contrats précaires. Pour réduire cette dualité, nous proposons de créer un CDI conventionnel, intermédiaire entre le CDD et le CDI, qui permettra d’y mettre fin, à des conditions précisées dans le contrat et validées par l’administration, qui vérifierait que le salarié manifeste un consentement éclairé dans cette affaire.

Dans un contexte de flexibilité accrue, comment mieux protéger les travailleurs ?

Le droit du travail doit mieux identifier les risques encourus aujourd’hui, mais il ne saurait tout résoudre. Ainsi, le détachement de salariés entre pays européens soulève la question du dumping social. Puisqu’il n’est ni possible ni souhaitable de revenir sur la libre circulation des travailleurs au sein de l’Union européenne, une solution pourrait être d’instituer une taxe spécifique sur les détachements égale au différentiel entre les cotisations sociales du pays d’accueil et celles du pays d’origine. Son produit serait versé au Fonds social européen pour éteindre la critique de protectionnisme.

Et pour les nouveaux travailleurs indépendants ?

Tous les pays qui ont fortement réduit le chômage ont multiplié des statuts atypiques contournant le droit du travail. Mieux vaut prendre acte de l’essor probable du travail indépendant et lui donner un statut en créant, comme nos voisins, des contrats spécifiques. Ainsi, le droit anglais prévoit un statut de worker, intermédiaire entre celui d’employee et celui d’independant. La technique de la convention collective pourrait être utilisée au-delà du salariat pour inclure certaines professions indépendantes proches du salariat en pratique.

À quelles conditions un autre droit du travail, que vous appelez de vos vœux, est-il possible ?

Il faut d’abord en finir avec les “rafistolages” du droit actuel, conçu pour la civilisation de l’usine, et dont le décalage croissant avec la réalité n’échappe plus qu’à une minorité de doctrinaires. Deuxième condition, le droit négocié au niveau des entreprises puis des branches doit prendre le relais du droit d’origine étatique, dont la sclérose est en partie responsable du chômage et du climat crépusculaire actuel. Troisième condition, le gouvernement doit avoir un mandat clair et assumé pour réformer, à l’issue d’un débat démocratique transparent. Quel que soit le bien-fondé d’une réforme, le tête-à-queue en cours de mandat pose un évident problème démocratique. Entre ceux qui reprochent au gouvernement de trahir ses électeurs, ceux qui voudraient aller plus loin et ceux qui sont contre, une majorité d’opposants peut rapidement coaguler et tuer la réforme dans l’œuf, comme on le voit avec la loi El Khomri. Enfin, il ne faut pas trop demander au droit du travail, qui n’est pas l’instrument le plus pertinent pour lutter contre les inégalités excessives, distribuer du pouvoir d’achat ou “moraliser” le capitalisme.

Franck Morel avocat

Parcours

> Franck Morel est associé au cabinet Barthélémy Avocats en tant que conseil en droit du travail et relations sociales.

> De 2007 à 2012, il a été conseiller puis directeur adjoint de cabinet au ministère du Travail, où il a planché sur de nombreux textes (modernisation du marché du travail, rénovation de la démocratie sociale, développement de l’alternance ; sécurisation des parcours professionnels…).

Lectures

À la recherche du temps perdu, Marcel Proust, Quarto Gallimard.

L’Aiglon, Edmond Rostand, Folio Gallimard.

Mémoires d’espoir, Charles de Gaulle, Plon.

(1) Un autre droit du travail est possible, avec l’économiste Bertrand Martinot, éditions Fayard, 2016.

Auteur

  • Frédéric Brillet