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L’interview

Pierre-Yves Gomez : « Le travail déborde de plus en plus le cadre de l’emploi »

L’interview | publié le : 22.03.2016 | Pauline Rabilloux

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Pierre-Yves Gomez : « Le travail déborde de plus en plus le cadre de l’emploi »

Crédit photo Pauline Rabilloux

Bien distinguer le travail de l’emploi permet de mieux se projeter dans l’avenir du travail, et notamment “l’ubérisation”, qui prive les salariés de protection sociale et les précarise. Les nouvelles formes sociales se jouent aux marges mouvantes de ces deux catégories conceptuelles.

E & C : Pour comprendre les mutations du travail, il faut selon vous bien comprendre la différence entre le travail et l’emploi. Pourquoi ?

Pierre-Yves Gomez : Quand on parle du travail, on entend souvent désigner l’emploi et notamment l’emploi salarié, qui en représente 90 % environ aujourd’hui. Mais le travail ne se réduit pas à l’emploi, loin de là. L’essentiel du travail est même situé hors de l’emploi : travail domestique, travail d’éducation des enfants, bricolage, bénévolat, travail gratuit sur Internet… L’emploi salarié est donc un sous-ensemble de l’emploi, qui constitue lui-même un sous-ensemble du travail. Cette définition des concepts en compréhension et en extension permet de mieux appréhender les marges entre les différentes catégories : par exemple, l’emploi à temps partiel peut être lié à l’autoentreprise pour certains, ou encore le travail du consommateur lui-même, qui remplit son chariot au supermarché, commande son billet de train par Internet, affranchit son courrier sur l’automate de La Poste, etc. Les mutations du travail se situent pour une bonne part dans ces frontières mouvantes entre les différentes catégories de travail, rémunéré ou pas.

L’entreprise paraît débordée par le travail réalisé en partie hors de ses murs. Quelles sont les conséquences sur son activité et sur le travail ?

L’entreprise est débordée par de nouvelles façons de travailler hors de son périmètre, ou parce que le travail, bien que rémunéré, se réalise en dehors de ses murs, ou encore parce qu’une partie du travail qu’elle pourrait vendre est récupérée par l’économie dite collaborative, comme Airbnb, Uber, BlaBlaCar, etc. Le travail semblait confiné depuis l’ère industrielle dans les murs de l’usine. Contenu dans cet espace, sa durée pouvait être précisément définie. La pointeuse permettait de séparer mécaniquement le temps de travail du hors-travail. Ainsi, la frontière vie professionnelle-vie privée était claire. Mais cette frontière est devenue de plus en plus poreuse, au point de parfois disparaître. Le salarié peut aussi bien répondre à ses courriels professionnels depuis chez lui ou en dehors de ses heures de travail qu’il peut, depuis son lieu de travail, gérer différentes tâches personnelles. Théoriquement, la durée du travail salarié n’a cessé de diminuer au cours des 50 dernières années, mais on n’a peut-être jamais autant travaillé. Le temps de pur loisir est très réduit.

Le travail du consommateur est intégré dans la chaîne de valeur des entreprises, le travail bénévole représente aujourd’hui 3 millions d’équivalents temps plein et concerne 12 millions de Français. On peut être sans emploi et néanmoins travailler pour Uber ou BlaBlaCar, par exemple, ou alimenter les forums de consommateurs qui fournissent de précieuses informations aux autres consommateurs et aux entreprises, etc. Même en consommant ou en se livrant à ses loisirs, on continue de fournir des données aux entreprises, qui engrangent les informations et s’en servent pour accélérer le flux de leurs offres commerciales, donc le flux de la consommation. Via Internet, toute pratique devient une information, donc une ressource pour l’économie.

Du fait de cette captation par les plates-formes numériques, certaines parties marginales du travail échappent aux entreprises traditionnelles, puisqu’elles deviennent des services privés, éventuellement rétribués, mais qui rognent les résultats des entreprises et ne participent pas par l’impôt à l’organisation sociale. Le savoir-faire mutualisé par les plates-formes numériques devient plus fluide mais il échappe pour partie aux entreprises. Il favorise surtout celles qui capitalisent sur les données numériques, notamment les Gafa : Google, Apple, Facebook, Amazon. Ce qui redistribue les cartes du capitalisme.

Quelles en sont les conséquences sur l’emploi ? Peut-on parler d’ubérisation du travail ?

Non, l’emploi salarié n’est pas près de disparaître. Une société sans emplois stables n’est pas envisageable. En revanche, le travailleur, en tant que personne, quelle que soit la forme de son travail, est menacé par une société qui ne socialise pas ou qui socialise moins le travail, comme si le salarié, via les outils numériques, devenait lui-même virtuel : il représente une potentialité de travail utilisable ponctuellement. Le travailleur n’est réel en quelque sorte que par intermittence, quand il effectue le service pour lequel il est rétribué. Puis il disparaît des radars… Son travail est objectivé par le paiement à la tâche. Mais, en tant que sujet, le travailleur intermittent n’est plus reconnu par personne. Et même quand il entre bénévolement des informations sur Internet, il utilise souvent un pseudonyme… Son travail fugitif est précaire du point de vue du droit, mais c’est aussi un travail anonyme d’un point de vue humain, car il est réduit à sa seule production.

La dimension collective du travail se dissout elle-même dans la plate-forme technologique. La dimension personnelle d’accomplissement prévaut encore, car la rémunération ou la reconnaissance est, en principe, en relation avec un résultat objectif, qui peut parfois chercher le record. Mais elle aussi tend à s’évanouir, puisque ce n’est pas le salarié mais le donneur d’ordre qui fixe les objectifs ou la rémunération. La liberté du travailleur intermittent est donc illusoire.

Vous parliez d’un nouveau capitalisme. Quel serait-il ?

Il ne suffit pas de valoriser l’agilité, la réactivité des outils numériques dans l’abord des questions relatives au travail ; il ne suffit pas de valoriser la flexibilité et l’esprit d’entreprise des travailleurs salariés ou non. Les questions d’emploi demandent à être repensées dans le cadre plus général d’une économie capitaliste qui se transforme à vitesse accélérée, favorisant d’un côté l’accumulation de capital vers les grandes entreprises du numérique, de l’autre sa dispersion vers l’ensemble des consommateurs-producteurs. Les réflexions sur le travail ne peuvent se faire comme si on était encore dans l’ère de l’industrie mécanique ou même de service. Quand le travail déborde de plus en plus le cadre de l’emploi, nous sortons de l’ère industrielle. C’est un nouveau mode de production qui s’installe. Il posera la question de la stabilité des revenus – indispensables entre autres à la consommation – avec des hypothèses comme le revenu universel. Il posera aussi la question de la propriété des informations captées par certaines entreprises. Tout est ouvert…

Pierre-Yves Gomez économiste

Parcours

→ Pierre-Yves Gomez, économiste, est professeur et directeur de l’Institut français de gouvernement des entreprises (IFGE) à l’EM Lyon Business School.

→ Il a notamment publié L’Entreprise dans la démocratie (De Boeck, 2009), Référentiel pour une gouvernance raisonnable des entreprises (IFGE, 2015) et Le Travail invisible (François Bourin, 2013).

→ Il a été élu en 2011 président de la Société française de management.

Lectures

→ L’Emploi est mort, vive le travail !, Bernard Stiegler, Entretien avec Ariel Kyrou, Fayard-Mille et une nuits, 2015.

→ Éloge du Carburateur, Matthew Crawford, La Découverte, 2010.

Auteur

  • Pauline Rabilloux