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L’enquête

L’interview : Hélène Picard docteure en sciences de gestion, attachée de recherche à l’IAE de Lyon, auteure d’une thèse de doctorat sur les entreprises libérées*.

L’enquête | L’interview | publié le : 01.03.2016 | Violette Queuniet

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L’interview : Hélène Picard docteure en sciences de gestion, attachée de recherche à l’IAE de Lyon, auteure d’une thèse de doctorat sur les entreprises libérées*.

Crédit photo Violette Queuniet

« L’entreprise libérée n’est pas l’autogestion »

L’entreprise libérée est-elle une idée neuve ?

Non, la liberté, l’autonomie, la participation, qui sont des principes clés de l’entreprise libérée, ne sont pas un impensé du management. La libération de la parole des salariés, par exemple, est un sujet majeur des théories du management depuis qu’elles existent. On le retrouve dès les années 1920 chez Mary Parker Follett puis dans l’école des relations humaines – Elton Mayo –, dans les travaux du Tavistock Institute de Londres sur les mines de charbon dans les années 1950, qui ont fait émerger l’idée des équipes semi-autonomes ; dans la notion d’empowerment en vogue dans les années 1980-1990.

Le paradigme de l’entreprise libérée s’inscrit dans cette lignée de théories sur la participation managériale, c’est-à-dire une participation qui se fait à l’initiative des managers – à la différence de la participation institutionnalisée dans des formes syndicales, coopératives ou de l’autogestion, par exemple. On peut souligner toutefois deux spécificités propres à l’entreprise libérée : une position revendiquée comme antiautoritaire, qui peut aller jusqu’à la suppression des managers ; la promesse, voire l’exigence du bonheur des salariés comme finalité. Elle accentue largement la promesse humaniste déjà présente chez Elton Mayo, par exemple.

Quelle est la place des managers dans l’entreprise libérée ?

Elle est ambivalente, c’est le moins que l’on puisse dire ! Ils sont à la fois censés libérer l’entreprise – ils deviennent alors des “leaders”, abandonnant l’étiquette de “chef” – et sont à la fois contestés. Cela peut être difficilement vécu par les managers eux-mêmes et par les équipes. J’ai entendu sur certains sites parler de « supprimer » les managers.

Dans les deux entreprises que j’ai étudiées, la libération s’est accompagnée d’une forte mobilité des managers. Dans la banque, 40 % ont rejoint d’autres départements – la libération concernait un seul département – ; dans la biscuiterie industrielle, certains ont été incités à partir. Il n’y a pas de licenciements proprement dits, mais les managers qui ne sont pas d’accord avec la nouvelle ligne n’ont pas le choix : cela reste une démarche managériale, portée par les dirigeants, avec parfois des consultants extérieurs. De plus, il y a une attente d’adhésion “volontaire”, puisque la promesse humaniste – celle du bonheur, de la liberté – paraît peu contestable.

Dans ce modèle, comment le rôle des managers doit-il évoluer ?

Les managers sont invités à faire évoluer leur rôle vers celui de leader ou d’accompagnateur. Le point positif, c’est qu’on ne leur demande plus de faire d’évaluation quantitative de la performance ni de contrôle direct. Mais le manager doit réinventer son rôle. Il est invité par exemple à s’investir dans les projets de start-up internes, dans des projets d’innovation, ou inventer d’autres activités pour se tourner un peu plus vers l’extérieur de l’équipe. À la limite, il faut qu’il s’occupe en attendant qu’on ait besoin de lui. Le manager risque à la longue de méconnaître le quotidien du travail, les contraintes réelles et donc de mal comprendre les priorités de son équipe. Par ailleurs, le rôle de transmission, du savoir-faire au cours du travail, passe à la trappe. Au risque de la perte de qualité et d’une ? culture commune du “bien-faire”, du “bon travail”.

Une entreprise peut-elle fonctionner sans managers ?

L’idée que « c’est celui qui fait qui sait » est intéressante : elle permet de valoriser certains savoirs longtemps occultés par trop de suprématie managériale, et d’enraciner la prise de décision dans autre chose que l’outillage managérial. La difficulté réside plutôt dans l’abolition de l’autorité, et donc des interdits et des règles dont elle est porteuse. L’égalité entre tous peut bloquer le fonctionnement ? collectif, en particulier si celui-ci repose sur la participation. Car, pour qu’une ? parole s’inscrive dans une loi ? commune, il faut une médiation, un tiers – une autorité qui pourrait être particulièrement portée par le manager –, à condition qu’il puisse être présent parmi le groupe et dans les espaces de parole au quotidien. Sans cette personne tierce, il est difficile d’assurer les échanges et la délibération.

* Thèse réalisée au sein du Centre OCE d’EMLyon Business School et soutenue à l’université Paris-Dauphine en décembre 2015. Cinq entreprises étudiées avec 196 entretiens au total, dont 130 entretiens menés dans deux entreprises qui se disent “libérées” (une banque et une biscuiterie industrielle).

Auteur

  • Violette Queuniet