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L’interview

François Geuze : « Le monde des entreprises liberées n’est pas celui des bisounours »

L’interview | publié le : 16.02.2016 | Pauline Rabilloux

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François Geuze : « Le monde des entreprises liberées n’est pas celui des bisounours »

Crédit photo Pauline Rabilloux

L’entreprise libérée est un concept qui a le vent en poupe. Il s’agit d’accorder plus d’autonomie aux collaborateurs en supprimant des lignes hiérarchiques. Une mode managériale qui sous-tend un engagement total des salariés. Ce qui n’est pas sans dangers.

E&C Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser au concept d’entreprise libérée et à formuler à son égard un certain nombre de critiques, parfois virulentes ?

François Geuze Les modes managériales ont toujours existé – songeons à celle de la pyramide inversée ou des équipes autonomes. Mais c’est la première fois – avec celle de la génération Y – qu’un concept est autant relayé sur les réseaux sociaux, avec ses inévitables simplifications, caricatures et communication outrancière. Avec plusieurs spécialistes du monde du travail, nous avons voulu porter un regard critique sur ce concept, certes séduisant, mais dangereux à nos yeux. Nos remarques sont le fruit à la fois d’observations, d’audits sociaux et de passionnants débats.

Première observation : les promoteurs de l’entreprise libérée mettent toujours en avant un même petit nombre d’entreprises, qui n’augmente pas, dont certaines font même marche arrière. Derrière cette surcommunication, il faut bien voir qu’il y a des enjeux de business pour certains consultants ou la volonté de s’offrir une image positive de marque employeur de la part de ces entreprises.

Dans sa communication, ce concept stigmatise les fonctions supports et la fonction managériale. Or, là encore, c’est en décalage avec nos observations : les managers ne sont plus les petits chefs du 21e siècle. Quelle vision étriquée du rôle et des compétences des managers de proximité faut-il avoir pour penser que, confondant autorité et autoritarisme, ils ne servent qu’à la prescription et au contrôle. C’est oublier un peu vite que l’encadrement est au cœur de la régulation des conflits du travail, qu’il est également le garant d’une véritable cohérence de l’équipe au quotidien.

Cette approche repose sur de nombreux stéréotypes et de fausses évidences. Par exemple, il est régulièrement mis en avant le fait que seuls 11 % des salariés seraient engagés, mais sans définir ce que veut dire engagement ni quelle est la composition de l’échantillon. D’autres études montrent exactement l’inverse : 84 % des collaborateurs répondent au critère de l’engagement – CSA, 2015 – ou 90 % des jeunes déclarent être engagés – Astree, 2015. L’attrait vis-à-vis de cette mode repose sur des dysfonctionnements réels dans l’organisation du travail. Mais, si tout le monde est d’accord sur les symptômes, c’est la manière de faire évoluer les choses qui pose question. Le management est-il la cause des problèmes ou fera-t-il partie de la solution ? Je penche pour la deuxième voie…

Quels sont les principaux effets pervers de l’entreprise libérée ?

L’entreprise libérée vise à limiter l’autorité du management. Mais rend-on les gens plus libres ? Je n’en suis pas sûr… À un système de management défaillant, on substitue la pression sociale. Avant, le salarié était surveillé par son manager durant une faible part de son temps de travail ; dans l’entreprise libérée, il sera épié par chacun de ses collègues en permanence. Comme les salariés sont généralement intéressés aux résultats, un collègue moins productif risque fort d’être rapidement exclu du collectif. Le monde des entreprises libérées n’est pas celui des Bisounours. Le plus engagé passera en premier – pour le choix des congés, pour les augmentations… Or on ne peut pas être tout le temps engagé. Cette logique pernicieuse favorise le surengagement, avec des risques de souffrance au travail, d’épuisement. Pour moi, c’est la définition d’une organisation maltraitante. Un article dans la presse néerlandaise a indiqué qu’un tiers des salariés d’une entreprise dite libérée était parti en burn-out au bout d’un an. Pour éviter cette pression sociale, il faudrait un accompagnement permanent du système, ce qui nécessite un investissement très lourd. Et on en revient au management !

Par ailleurs se pose la question de la capacité de l’entreprise libérée à prendre une décision en cas d’urgence, ce qui arrive de plus en plus fréquemment étant donné l’environnement complexe et incertain dans lequel évoluent les entreprises.

Enfin, la notion d’évolution de carrière se trouve particulièrement remise en cause et bouleversée. Le raccourcissement de la ligne hiérarchique et la dilution des expertises posent problème pour les collaborateurs d’une équipe, tant au niveau des possibilités d’évolution verticale qu’à celui des mobilités fonctionnelles. Comment se projeter, quand la progression professionnelle apparaît comme quasiment impossible ? Dans ce cas, on s’en va…

Vous préconisez de faire évoluer la conception de l’entreprise et de son projet. De quelles façons ?

Plutôt que l’entreprise libérée, nous proposons l’entreprise « délibérée ». Pour cela, quelques pistes semblent intéressantes. La première est de ne pas se contenter d’idées toutes faites concernant les attentes des collaborateurs. Il est nécessaire d’établir un diagnostic précis, sans a priori. Cela passe par une logique d’écoute sociale, qui, actuellement, n’est pas assez pratiquée. Il s’agit également de repenser la place donnée aux partenaires sociaux.

La deuxième piste est de se réinterroger sur une fonction en souffrance : celle des managers, confrontés à des injonctions contradictoires. Le sociologue Denis Monneuse a très bien expliqué ce mal-être dans Le Silence des cadres. Qu’est-ce qu’un bon manager ? Celui qui prévoit, décide, organise, mobilise, évalue « avec ». Or, sous la pression d’un management par les processus, il ne fait plus que mobiliser et évaluer. Un certain nombre de missions lui ont été confisquées – la prévision, la décision, l’autonomie d’organisation. Il s’agit de revaloriser la fonction managériale pour retrouver une spirale positive. En acquérant de nouveau des marges de manœuvre, le manager saura partager cette autonomie avec ses équipes. Il s’agit de trouver des formes d’organisations plus coopératives et collaboratives, qui tiennent compte du besoin accru de confiance, d’autonomie et de responsabilisation des salariés avec les managers.

Quelle place pour les DRH, particulièrement visés par l’entreprise libérée ?

On a pu entendre certains partisans de l’entreprise libérée qualifier les DRH de « parasites ». Le buzz autour de ce concept a été l’occasion pour certains de régler leurs comptes avec une fonction qui n’a pas toujours répondu présent. Là encore, ce sont des stéréotypes. C’est nier le professionnalisme de la fonction RH. À nous de réexpliquer et de prouver la valeur ajoutée de cette fonction et le coût très élevé d’une mauvaise gestion des ressources humaines. La fonction RH doit être à l’écoute permanente de ses clients internes tout en restant attentive aux nouvelles pratiques managériales et de GRH. Elle joue ainsi une fonction d’équilibre entre le temps court et le temps long – GPEC, formation… –, tout en alertant les dirigeants des conséquences de leurs choix.

François Geuze auditeur social et enseignant

Parcours

→ François Geuze, ex-DRH, spécialiste en audit social et en SIRH, est maître de conférences associé auprès du master Management des ressources humaines de Lille et auditeur social.

→ Il est membre du collectif les Mécréants, qui a publié un recueil critique sur le concept d’entreprise libérée (www.e-rh.org/documents/ lafindelillusion.pdf).

Lectures

→ Le DRH innovateur, sous la dir. de Faïz Gallouj et François Stankiewicz, Peter Lang, 2014.

→ Marketing RH, Franck La Pinta, Vincent Berthelot, Studyrama, 2013.

→ Le Viol des foules par la propagande politique, Serge Tchakhotine, Gallimard, 1re parution 1939.

Auteur

  • Pauline Rabilloux