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L’interview

Marc-Éric Bobillier Chaumon : « Avec les NTIC, les cadres developpent des competences cognitives et sociales »

L’interview | publié le : 09.02.2016 | Pauline Rabilloux

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Marc-Éric Bobillier Chaumon : « Avec les NTIC, les cadres developpent des competences cognitives et sociales »

Crédit photo Pauline Rabilloux

Les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) tendent à accroître la charge de travail des cadres et elles les contraignent à travailler autrement. Au-delà des compétences particulières qu’il leur faut déployer, les cadres doivent passer d’un “savoir faire faire” et du savoir déléguer à un “savoir faire ensemble”.

E & C : Quelle est l’incidence des technologies de l’information sur le travail des cadres ?

Marc-Éric Bobillier-Chaumon : Les cadres représentent un groupe social hétérogène et leur activité englobe des tâches plurielles. Au-delà de ces différences, plusieurs points communs concernent toutes les catégories de cadres en rapport avec les usages de technologies de l’information. D’une part, on assiste à une accélération des rythmes de travail, qui se traduit par un éclatement et une fragmentation des tâches. De l’autre, on constate une recomposition de la manière de travailler dans des espaces et des temporalités inhabituels.

Sur le premier point, là où le travail se déroulait sur un mode linéaire, il tend à se morceler. Nos études font état de microtâches durant en moyenne 4 minutes 30 avec des pics à 1 minute 30. Autrement dit, le travail du cadre consiste à jongler entre des activités multiples, quand elles ne se chevauchent pas : réunions, messagerie, réponses au téléphone ou en direct à un collaborateur, rédaction de projets, production et consultation de ressources en ligne, reporting, etc. Le travail des cadres donne l’impression d’un éparpillement à la fois envahissant et insaisissable. En moyenne, ils utilisent jusqu’à neuf ou dix logiciels quotidiennement.

Cependant, ce travail, aussi désorganisé qu’il paraisse, doit continuer à faire sens. On sait que les outils mobiles permettent de travailler hors des heures et des cadres de travail. Mais s’engager dans une conférence téléphonique au café, par exemple, ou dans un train, suppose un sens de l’improvisation et de l’adaptation qui, pour être très différent des tâches d’encadrement classiques, n’en assure pas moins la permanence de la fonction. Qu’il s’agisse de gérer le travail à distance ou à côté des salariés, le cadre continue d’avoir ce rapport particulier de médiation à l’information, et qui lui permet de favoriser le travail des autres quand il est manager, ou de prendre des décisions, bref, d’être responsable aussi bien de ce qu’il fait que de ce qu’il fait faire.

Quelles compétences nouvelles le cadre doit-il acquérir ?

D’après nos études, 50 % du temps en moyenne est passé avec les collaborateurs, 10 % avec la hiérarchie, 20 % avec les clients ; mais les relations transitent souvent par les nouvelles technologies, pour le meilleur et pour le pire : certes, plus de rapidité, de réactivité et de disponibilité, davantage d’informations et de flexibilité, mais aussi le risque d’une moindre qualité des relations humaines. Par ailleurs, l’information devenue pléthorique, tend à se noyer dans la masse. On assiste aussi à la recrudescence des problématiques de contrôles imposées par les nouvelles procédures informatiques et par le reporting, la réduction des marges de manœuvre, une charge de travail accrue, des temps de réflexion insuffisants… Mais que ces conséquences soient positives ou négatives, elles obligent les cadres à développer des compétences non seulement techniques pour la maîtrise d’outils, mais aussi cognitives et sociales : réactivité, multi-activité, créativité, improvisation, sens de l’animation d’équipe, même et surtout à distance.

Le cadre doit aussi savoir gérer sa disponibilité au travail pour ne pas se laisser déborder par les sollicitations digitales. Il doit apprendre à gérer sa visibilité : qu’est-ce que je rends accessible dans mon activité ? Quand et pour qui, pour quoi dois-je être disponible ? L’enjeu est de préserver la qualité de son travail mais aussi de protéger sa vie personnelle et sa santé. Ces mobilisations constantes et multiples dans des séquences de travail très brèves sont cognitivement épuisantes et brouillent le sens de ce qu’il apporte réellement.

Par ailleurs, le cadre doit fournir de l’information pour assurer sa fonction de médiation entre les différentes instances hiérarchiques, mais ni trop ni trop peu. Relayer directement l’information sans l’avoir évaluée ni contextualisée est contre-productif. À l’inverse, la rétention d’informations significatives est une faute. Tout, dans son travail, même s’il n’a pas de responsabilités de haut niveau, est donc marqué du sceau de la stratégie.

En quoi ces compétences multiples rejoignent-elles la translation du travail vers le travail collaboratif ?

On assiste depuis quelques années à une érosion des collectifs du travail, en raison notamment d’une gestion et d’une évaluation individualisées. Parallèlement, le travail collaboratif à distance s’est développé. L’entreprise prescrit de la coopération par la mise en place d’outils dits collaboratifs, comme par exemple les réseaux sociaux numériques d’entreprise. Selon moi, cette communauté artificielle s’apparente plutôt à ce qu’Yves Clot, psychologue du travail, dépeint comme une “collection” d’individus plutôt qu’un collectif : un simple agencement de compétences interchangeables, reliées entre elles par des relations factices, où les individus sont de fait isolés.

À la conjonction de ces collectifs détricotés et du collaboratif qui s’impose via les outils numériques, le cadre doit assumer cette dimension d’organisation collective du travail. S’il ne maîtrise pas forcément tous les aspects techniques, il est cependant le chef d’orchestre chargé de mettre en musique les compétences, voire les aspirations multiples. Il s’agit d’articuler les contributions et les engagements d’acteurs réunis sur des espaces numériques, mais qui ne se connaissent pas forcément, n’ont pas d’histoire conjointe, et qui parfois ne partagent ni valeurs ni langage commun. Il lui appartient donc de dépasser les contraintes spatiales et les clivages classiques entre services, métiers, cultures nationales et organisationnelles pour créer des espaces de consensus entre les participants. Il doit construire une représentation commune de la tâche, susciter des synergies et instaurer une confiance mutuelle entre des coéquipiers distants. Ce type de compétence cruciale déborde la seule délégation de tâche – le “savoir faire faire” – pour se déployer plus spécifiquement vers un “savoir faire ensemble”. L’intégration des NTIC dans les activités des cadres tend non seulement à les complexifier et à les qualifier par les nouvelles compétences requises, mais aussi à en déplacer le centre de gravité : le travail d’articulation transversale s’ajoutant au travail de médiation hiérarchique.

Marc-Éric Bobillier Chaumon psychologue du travail

Parcours

→ Marc-Éric Bobillier Chaumon est professeur en psychologie du travail et psychologie ergonomique à l’université Lyon 2. Il est directeur adjoint du laboratoire GRePS, responsable d’un master 2 travail collaboratif et de la filière psychologie du travail au Cnam Rhône-Alpes.

→ Il est l’auteur de nombreux articles. Il a également coordonné le Manuel de psychologie du travail et des organisations (De Boeck, 2012) et est coauteur de Pour un usage responsable des TIC. TIC et conditions de travail des cadres. Guide de réflexion (Eurocadres, 2015).

Lectures

→ travail peut-il devenir supportable ?, Y. Clot et M. Gollac, Armand Colin, 2014.

→ Le Travail intenable. Résister collectivement à l’intensification du travail, L. Théry, La Découverte, 2006.

Auteur

  • Pauline Rabilloux