logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Enjeux

« Segmenter le personnel n’interdit pas une gestion RH personnalisée »

Enjeux | publié le : 13.03.2012 | PAULINE RABILLOUX

Image

« Segmenter le personnel n’interdit pas une gestion RH personnalisée »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

Segmenter la population salariée par catégories – d’emploi, d’âge, etc. – reste une nécessité pour la GRH. Elle peut néanmoins prendre des formes discriminantes. À charge pour les entreprises de s’en servir comme d’un levier de performance RH sans pour autant stigmatiser.

E & C : Les politiques de GRH segmentent les personnels en catégories. Est-ce efficace à l’heure où l’on demande aux salariés un investissement personnel au travail ?

Frédérique Pigeyre : La segmentation par catégories d’emploi reste nécessaire pour des raisons légales et pratiques. La gestion courante des salariés s’appuie sur des catégories de personnel déterminées par les conventions collectives auxquelles sont associés des droits et des avantages spécifiques. En outre, dans les grandes entreprises, il est tout simplement impossible de gérer au cas par cas des centaines, voire des milliers de salariés. Plus fondamentalement encore, la personnalisation de la GRH ne peut être effective qu’à partir d’une classification des emplois qui sert à justifier la hiérarchie des fonctions et des rémunérations. Cette segmentation contribue à favoriser les comportements attendus des salariés en promouvant les valeurs sur lesquelles l’entreprise veut s’appuyer. Cela permet de créer un sentiment d’identité professionnelle. Dès lors que les conditions en sont fixées par des règles claires et connues de tous, l’accès à une catégorie convoitée peut servir de moteur à certains salariés dont elle favorise l’implication. Elle est, là encore, un levier au service de la performance.

E & C : N’y a-t-il pas des segmentations à risque pour la motivation individuelle ?

Anne Dietrich : Oui, indéniablement, au-delà des seules catégories d’emploi. Les politiques publiques d’emploi initiées en temps de crise ont segmenté de manière délibérée les jeunes et les seniors. Elles font de l’âge un critère de gestion à part entière, stigmatisant ces 2 catégories. Elles ont aussi induit un partage du travail réservant le temps partiel et les contrats précaires aux femmes, aux immigrés et aux jeunes non qualifiés. Le risque existe aussi d’une GRH à 2 vitesses dans les grandes entreprises : une GRH élitiste, réservée aux dirigeants internationaux, aux “hauts potentiels”, objet de toutes les attentions, et une GRH locale destinée aux niveaux de décision inférieurs, axée sur la recherche de flexibilité et les gains de productivité. La première, la GRH de siège, s’accompagne de pratiques discrétionnaires, réservant aux cadres dirigeants des stocks-options, par exemple. Elle introduit aussi de nouvelles segmentations au sein de la catégorie cadres. L’accroissement des exigences en matière de qualifications et de diplômes, outre le fait qu’elle a produit de l’exclusion, a déplacé la frontière aussi bien vers le haut entre cadres et non-cadres qu’entre hauts potentiels destinés à des fonctions dirigeantes et cadres ordinaires, gérés comme des non-cadres.

La GRH locale dispose de marges de manœuvre étroites pour reconnaître les mérites individuels. Les perspectives de carrière se révèlent limitées dans bien des cas. Le raccourcissement des lignes hiérarchiques ne permet plus la mobilité verticale sur laquelle reposaient principalement la gestion des carrières et la promotion interne. La mobilité devient avant tout horizontale et impose de plus en plus des changements de métier, qui confrontent les salariés à de nouveaux risques : difficultés d’adaptation, apprentissage de nouvelles compétences… En matière de salaire, la rémunération par les compétences a très vite montré ses limites puisque l’inflation corrélative de la masse salariale a généré, comme cela était prévisible, un retour à la rigueur. Sans oublier par ailleurs que le salarié peut parfois augmenter ses compétences sans pour autant accroître la performance de l’entreprise.

E & C : Dans ces conditions, une véritable gestion personnalisée des RH est-elle envisageable ?

F. P. : Oui, certainement. Ne pas utiliser la segmentation contre la performance individuelle demande une vraie réflexion sur les enjeux afin de mettre en phase le discours avec les réalités de terrain. Il s’agit de prendre en compte les attentes des salariés à tous les niveaux de l’entreprise. La segmentation n’interdit pas une gestion personnalisée des RH. Il faut simplement prévenir tout risque de discrimination provenant d’une segmentation implicite fondée sur des critères illicites – genre, origine éthnique, orientation sexuelle, etc. Leur utilisation dans les organisations est souvent tellement routinière que les managers n’en perçoivent pas toujours les effets pervers. Il est donc nécessaire de favoriser leur prise de conscience. À titre d’exemple, rappelons les avatars de l’égalité entre hommes et femmes ! Aucune des dispositions législatives adoptées n’a fait avancer les choses, ni relativement aux emplois occupés, ni sur les salaires, ni sur les perspectives de carrière.

E & C : Quelles solutions adopter pour favoriser concrètement une égalité de traitement entre les salariés ?

A. D. : Les segmentations délibérées d’aujourd’hui ciblent les catégories généralement discriminées dans l’emploi – seniors, femmes, handicapés, jeunes, immigrés. Elles visent à corriger des pratiques arbitraires et à rétablir une certaine équité des travailleurs face à l’emploi. Elles permettent aussi de prendre en compte les spécificités de chacun, favorisant en ce sens un traitement personnalisé des individus : adaptation des postes de travail pour les salariés âgés ou handicapés, aménagement des temps de travail pour les femmes, dispositifs d’intégration des jeunes, etc. On retrouve ces segmentations dans certains accords de GPEC qui identifient, pour chaque catégorie, des dispositifs spécifiques d’intégration, de développement et de transmission des compétences, et de sécurisation des trajectoires professionnelles.

Néanmoins, imposer des quotas peut introduire des segmentations peu compatibles avec les besoins des entreprises. Il pourrait aussi être utile de renoncer à certains termes qui stigmatisent des catégories et des individus et appellent des pratiques clivées : qui se sent senior à 45 ans ? Cela devient un non-sens ! Les entreprises veulent des “talents”, mais être jeune constitue souvent un critère de discrimination.

L’absence de perspectives en matière d’emploi et de carrière nous semble fortement préjudiciable, tant pour l’entreprise que pour les salariés. La question de la reconnaissance reste épineuse ; ses modalités peinent à se trouver et à se concrétiser. Diversifier les élites, rompre avec des pratiques de GRH trop clivées et promouvoir des décisions de gestion capables de répondre à la diversité des salariés et de leurs aspirations sont autant de solutions pour restaurer des collectifs de travail mis à mal par les restructurations et pour redynamiser des salariés désabusés.

PARCOURS

• Anne Dietrich est maître de conférences à l’IAE de Lille et enseigne la GRH. Elle dirige le master métiers de la GRH en alternance.

• Frédérique Pigeyre est professeure en sciences de gestion à l’université Paris-Est Créteil et dirige l’IRG, Institut de recherche en gestion.

• Elles sont les coauteures, avec Patrick Gilbert, de Management des compétences : enjeux, modèles et perspectives (3e édition, Dunod, 2010).

CONSEILS DE LECTURE

• Gestion des ressources humaines, L. Cadin, F. Guérin, F. Pigeyre, Dunod, 4e édition à paraître en mai 2012.

• L’Invention de la diversité, R. Sénac, PUF, 2012.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX