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«Pour un statut du travail» (Alain Supiot)

Droit du travail | publié le : 14.12.2020 | Muriel Jaouen

Agrégé et docteur en droit et professeur au Collège de France, Alain Supiot dénonce l’abdication d’une société régie par les lois face à la montée en puissance du dogme néolibéral. Contre une vision réduisant le travail à une marchandise, il prône la création d’un statut du travail.  

La crise sanitaire a mis en lumière la grande fragilité des marchés. Pensez-vous qu’elle puisse provoquer un électrochoc critique sur les plans économique et social ? Ou, au contraire, n’est-on pas déjà en train de valider les options qui expliquent la défaillance du système ?

Seul un choc assez violent avec le réel peut tirer d’un sommeil dogmatique. Au début de la pandémie certaines déclarations du Président de la République donnaient à penser qu’il tirerait les leçons de cette épreuve, en renonçant à la paupérisation méthodique des services publics et en renouant avec une politique de justice fiscale et sociale. Mais les décisions prises à l’issue du déconfinement ont montré qu’il n’était pas sorti du songe néolibéral. Il a nommé à la tête du gouvernement M. Castex, homme certainement estimable, mais qui fut le promoteur de la tarification hospitalière à l’activité (T2A) dont la pandémie venait de confirmer les effets catastrophiques, dénoncés depuis des années par les soignants. L’une des premières consignes qu’il a données à ce gouvernement a été de faire adopter à toute force, nonobstant l’opposition unanime des syndicats et les critiques acérées du Conseil d’État, une réforme des retraites mal conçue, mais qui doit drainer vers les fonds de pension. les cotisations vieillesse des plus hauts revenus. Et alors que les rapports s’accumulent pour montrer l’inefficacité économique des allègements d’impôts accordés aux « premiers de cordée » et que la pandémie a appauvri les plus pauvres et enrichi les plus riches, il a d’emblée exclu que ceux-ci puissent contribuer à l’effort de solidarité à l’égard de ceux-là. La note gigantesque de la crise sera donc portée au déficit du modèle social français et servira à justifier la poursuite de son démantèlement, conformément à un scenario déjà utilisé après 2008. Cela dit, cette obstination dans l’erreur se heurte à celle du virus, qui rend encore incertain ce retour au « business as usual ».

Votre ouvrage “La gouvernance par les nombres” (1), publié en 2015, vient d’être réédité en format poche. Quelle thèse y développez-vous ? 

A partir du 19ème siècle s’est progressivement imposée une conception quantifiée et mesurable des sociétés humaines. Leur fonctionnement serait régi par des lois immanentes découvertes par la science, auxquelles le droit devrait s’accorder. L’idéal normatif d’une société régie par des lois démocratiquement délibérées, tel que réaffirmé avec vigueur au lendemain de la seconde guerre mondiale, a ainsi été concurrencé par celui d’une société régie par le calcul. D’abord le calcul centralisé de la planification soviétique, puis de nos jours l’ajustement des calculs d’utilité individuelle inhérent à la “régulation” néolibérale. La gouvernance par les nombres est l’expression normative de cet imaginaire scientiste et cybernétique, qui n’est plus celui d’un gouvernement, mais d’une programmation des êtres humains, censés agir conformément à un “logiciel” ou un “ADN” comportemental.

Quelle différence voyez-vous entre libéralisme et néolibéralisme ?

Dans le modèle libéral “classique ”, les forces du marché sont canalisées par des cadres constitutionnels et juridiques. Avec le néolibéralisme, le droit lui-même est soumis à l’empire du calcul et l’objet de ce qu’on nomme le “law shopping”. La théorie Law and Economics dispensée dans les meilleures universités occidentales, réduit les États à des instruments de mise en œuvre des “lois naturelles” découvertes par la science économique ou les sciences cognitives. 

Mais la marchandisation du travail n’est pas nouvelle…

En effet, elle est l’objet même du contrat de travail, tel que conceptualisé au tournant des XIX-XXème siècles. Dans ce montage juridique, le salaire est ce qu’on appelait la “cause” juridique du travail. Le travail est une quantité de temps subordonné, échangé contre une quantité d’argent. Sur la façon de travailler, sur le produit de son travail, autrement dit sur l’œuvre accomplie, le salarié n’a aucun droit. Il est contractuellement dessaisi de son propre travail, du pourquoi et du comment il l’effectue, car cela relève du pouvoir exclusif de l’employeur. Avec le néolibéralisme, ce dessaisissement s’est étendu aux dirigeants d’entreprise eux-mêmes. Les réformes inspirées par la “Corporate governance” les ont eux-mêmes asservis depuis la fin du XXème siècle aux objectifs chiffrés de “création de valeur” pour les actionnaires. Dès lors, les questions qualitatives du sens et du contenu du travail, qui sont aussi cruciales du point de vue écologique que du point de vue social, ne sont plus posées nulle part (2). D’où la nécessité d’instaurer une véritable démocratie économique en complément de la démocratie politique.

Comment cet ordre spontané du calcul se traduit-il dans le champ du droit du travail et du droit social ?

Je citerais deux exemples récents. Tout d’abord la fixation par ordonnance en 2017 d’un barème qui s’impose au juge appelé à sanctionner un licenciement illégal. Avant cette réforme, la victime d’un tel licenciement pouvait obtenir des Prud’hommes la condamnation de l’employeur à la réparation intégrale de son préjudice. Désormais, l’employeur qui décide de violer la loi ne court plus un tel risque. Sachant à l’avance ce que cette violation lui coûtera, il peut calculer si le jeu en vaut la chandelle. Il peut même se prémunir de toute poursuite en justice, en offrant au salarié une indemnisation transactionnelle d’un montant au moins égal au barème. La loi elle-même se met ainsi au service d’un calcul d’utilité et organise l’effacement de la figure du juge dans les relations de travail. Autre exemple, le projet à l’instant évoqué de réforme des retraites. Fondé sur une équation monétaire (“un euro cotisé donne les mêmes droits pour tous”), il est censé établir un système capable de s’ajuster à toutes les variations démographiques, sociologiques ou économiques. Serait ainsi évacuée jusqu’à la fin des temps tout débat politique sur les solidarités entre professions et entre générations. Ignorant la diversité des tâches humaines, les promoteurs de cette réforme ont pensé pouvoir fondre dans cette unique équation la vie de travail d’un danseur de l’Opéra, d’un professeur, d’un agent de police ou d’un terrassier. Rattrapé par la réalité, ils ont été contraints d’empiler les dérogations, métamorphosant cette formule magique en une usine à gaz dont le Conseil d’État a justement pointé l’incohérence.

Pourquoi dites-vous que la gouvernance par les nombres entraine un retour en force des liens d’allégeance ?

Nous assistons à un affaiblissement délibéré des droits de représentation et de négociation collective, qui permettaient de métaboliser la violence sociale en convertissant les rapports de force en rapports de droit. Interdire par exemple, comme l’a fait la Cour de justice européenne dans ses arrêts Laval et Viking, de recourir à la liberté syndicale et la grève pour s’opposer à des délocalisations, ne laisse plus de recours qu’à une violence anomique, sans autre débouché politique que les replis identitaires. Le démantèlement des mécanismes juridiques garantissant un certain équilibre des forces dans le champ économique ne peut conduire qu’à une résurgence des liens d’allégeance. Faute d’une loi égale pour tous, le faible doit, pour espérer s’en sortir, faire allégeance au fort. Cette résurgence est partout à l’œuvre : chez le gamin qui fait le guet pour un réseau de dealers ; dans les États qui, comme la Grèce, doivent mettre un genou à terre devant la Troïka ; dans les entreprises européennes soumises à l’application extraterritoriale du droit américain… D’une manière générale les entreprises sont aux avant-postes de cette évolution. Toutes celles qui se trouvent prises dans les chaînes internationales de production sont asservies à leurs donneurs d’ordre. A l’instar des vassaux dans une structure juridique féodale, ces entrepreneurs dépendants cherchent à élargir l’éventail de leurs suzerains pour tenter de limiter leur perte d’autonomie. Et les donneurs d’ordre ont réciproquement intérêt à diversifier leurs fournisseurs et sous-traitants pour limiter les risques de rupture de leur chaînes d’approvisionnement mis en pleine lumière par la pandémie. L’une des conséquences les plus préoccupantes de cette évolution est que ces chaînes sont aussi des chaînes d’irresponsabilité écologique et sociale. Ceux qui y détiennent la réalité du pouvoir économique n’ont plus à répondre des conséquences dommageables de leurs décisions. La question posée aujourd’hui au droit du travail n’est donc plus seulement de régler le rapport d’un employeur et d’un collectif de travail dans une entreprise identifiée, mais bien d’encadrer les liens d’allégeance qui se tissent au sein des réseaux de production et de distribution (3).  

N’y a-t-il pas des formes de travail qui résistent à cette tendance générale ?

Deux formes de travail au moins ont échappé à la marchandisation : les professions libérales et la fonction publique. Toutes deux sont les héritières de conceptions du travail antérieures au capitalisme. Les serviteurs du Prince ne contractaient pas avec lui sur un pied d’égalité, mais se plaçaient à son service dans les conditions qu’il était seul à dicter. En retour le Prince s’engageait tacitement à les bien traiter leur vie durant, c’est-à-dire conformément à la dignité de leur fonction. De cet “héritage”, la fonction publique a conservé deux choses : d’une part un statut correspondant à une vie professionnelle tout entière consacrée au service du public ; d’autre part l’idée de dignité qui, attachée à ce service désintéressé de l’intérêt général, est indépendante de la position hiérarchique. La revendication de cette dignité se retrouve dans tous les mouvements sociaux affectant la fonction publique, comme on peut le voir aujourd’hui à l’hôpital public. Ce modèle est-il un fossile juridique appelé à être emporté par la marchandisation de toutes les formes de travail et la paupérisation méthodique de tous les services publics, ou au contraire une source d’inspiration utile pour relever les défis écologiques, technologiques et démocratiques des temps présents ? Je penche pour la seconde hypothèse, car seule une logique statutaire peut permettre de sortir des impasses du « travail marchandise » et de promouvoir la perspective visionnaire de la Déclaration de Philadelphie qui dès 1944 appelait à ce que tous les travailleurs « aient la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun ». Ce réinvestissement du sens et du contenu du travail n’est pas aujourd’hui un luxe ou un supplément d’âme, c’est une condition indispensable pour sortir des impasses écologiques et sociales de la globalisation.

Vous prônez à cet égard la création d’un statut du travail…

En effet. Le contrat de travail a servi à englober dans le contrat un statut protecteur assurant un minimum de sécurité physique et économique. Il conviendrait d’englober le contrat dans la logique statutaire d’un « état professionnel des personnes » tel que nous l’avions esquissé il y a 20 ans pour la Commission européenne (4). Cadre normatif commun à toutes les formes de travail, indépendant ou salarié, public ou privé, bénévole ou rémunéré, un tel état professionnel doit permettre de combiner liberté, sécurité et responsabilité. Tout jeune sait bien que la sécurité d’un statut, plus que la précarité d’un contrat, favorise la liberté, la capacité de prendre des risques et de créer du neuf. Un tel statut doit donc faire une large place à la démocratie économique et écologique. 

Sous quelle forme ?

Nous avions préconisé la reconnaissance de « droits de tirage sociaux », notion qui, depuis, a connu un succès divers. Cette idée a pu inspirer le projet de la CGT d’une « sécurité sociale professionnelle », ou celui de la CFDT de « sécurisation des parcours professionnels », dont la Loi El Khomri a retenu le mot plutôt que la chose… De tels droits ont pour objet de mobiliser des solidarités nouvelles au service d’une plus grande liberté dans le travail tout au long de la vie, pour se former, changer de métier, s’engager dans une association, un projet entrepreneurial. Il me semble que cet horizon colle assez bien avec les aspirations des jeunes générations. Un autre pilier de ce nouveau statut du travail devrait être bien sûr la démocratie économique déjà mentionnée, qui réintégrerait dans le périmètre de la justice sociale les questions du sens et du contenu du travail, qui en ont été exclues par le modèle fordiste. C’est en repensant ainsi le travail au XXI ème siècle, que l’on pourrait mettre la révolution numérique au service de l’émancipation, favoriser l’initiative et la créativité et œuvrer ensemble à la restauration de nos milieux vitaux (5).

Propos recueillis par Muriel Jaouën

 

(1) La Gouvernance par les nombres, Fayard, 2ème éd. Pluriel 2020.

(2) Le travail n’est pas une marchandise. Sens et contenu du travail au XXIème s., Éd. du Collège de France, 2019.

(3) Face à l’irresponsabilité : les ressources de la solidarité Éd. du Collège de France, 2018.

(4) Au-delà de l’emploi. Rapport pour la Commission européenne (1999), 2ème édition, Flammarion, 2015.

(5) Le travail au XXIème siècle, Livre du centenaire de l’OIT, Éd. de l’Atelier, 2019.

Auteur

  • Muriel Jaouen