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« Le travail n’est pas une valeur » (Denis Maillard)

Conditions de travail | publié le : 11.01.2023 | Benjamin d'Alguerre

Le travail est-il devenu un bien de consommation comme un autre ? Pas encore, mais la mutation vers la « réinvention de soi » est en cours, explique le philosophe politique Denis Maillard, cofondateur du cabinet Temps Commun. Une nouvelle réalité dont les DRH doivent tenir compte en matière de conditions de travail et de QVT.

Dans une récente note pour l’Observatoire du dialogue social de la Fondation Jean-Jaurès et la CFDT*, vous affirmez que le travail n’est pas une valeur. Qu’entendez-vous par là ?

Denis Maillard : Le terme de « valeur travail » est effectivement devenu à la mode ces dernières années, mais le problème, c’est que les gens ne considèrent pas le travail comme une valeur. Cela reste d’abord une activité. Une activité pleine de sens qui mobilise le corps, l’esprit, la relation aux autres ou à son environnement, mais une activité. Prétendre que le travail serait une valeur implique une dimension morale, largement perdue en réalité. Il est d’ailleurs fréquent, en période de grandes transformations du monde du travail, d’en appeler à une forme de « réarmement moral ». En 1940, pour fustiger le Front populaire et expliquer la défaite, on avait prétendu que ce dernier avait remplacé l’esprit de l’effort par l’esprit de jouissance. Nicolas Sarkozy, en son temps, avait fustigé l’héritage de Mai 68. Aujourd’hui, on entend parler « d’épidémie de flemme »… C’est cyclique. En réalité, notre rapport au travail est modifié par la société de consommation, qui bouleverse l’importance qu’on lui accorde.

À quel point notre rapport au travail est-il modifié ?

D.M. : Il subit deux transformations principales. La première, c’est la disparition de ce que l’historien Jean-François Sirinelli, spécialiste des Trente Glorieuses, appelait le « bonheur différé ». C’est-à-dire la croyance en un avenir meilleur. Comme le militant socialiste qui croyait en l’avènement de la Révolution ou du croyant qui attend le paradis après la mort, le travailleur d’hier attendait les vacances ou la retraite pour s’épanouir. Ce monde est derrière nous, la pandémie de Covid-19 l’a achevé. Aujourd’hui, on veut changer de vie dès que possible. C’est un nouvel imaginaire qui voit le travail comme un bien de consommation. On le constate avec toutes les personnes qui ont quitté leur emploi à la faveur de la crise sanitaire pour se reconvertir. Le rapport entre travail et loisirs connaît aussi une mutation accélérée. L’idée qu’une vie ne peut plus être consacrée exclusivement au travail a fait son chemin. Mais cela a pour conséquence la seconde transformation : à savoir le constat que s’il existe des gens susceptibles de changer de travail lorsqu’ils le souhaitent pour mieux se réaliser, c’est qu’il existe d’autres travailleurs qui, eux, ne le peuvent pas et continuent d’assurer les fonctions de « back-office », mal considérées, mais indispensables au fonctionnement de la société. Ces travailleurs, ce sont les salariés agricoles, les caristes, les transporteurs, les livreurs, les travailleurs du soin, du commerce ou de la propreté. Bref, tous ceux que la pandémie nous a révélés comme indispensables malgré des métiers peu gratifiés. C’est le paradoxe de cette mutation du travail.

Comment la fonction RH, dans les entreprises, doit-elle tenir compte de cette mutation ?

D.M. : Cela dépend du secteur dans lequel elle s’exerce. D’une manière générale, faire de son travail un bien de consommation comme un autre relève encore du fantasme, ce qui n’empêche pas qu’un nombre croissant d’individus le désire. C’est pour ça que la notion d’engagement des collaborateurs a pris tant d’importance pour la fonction RH aujourd’hui. Ils ont donc tout intérêt à réfléchir sur le triptyque qualité du travail – conditions de travail – conditions de vie au travail. Et cela passe par une mesure qui est déjà présente dans les lois Auroux de 1982, à savoir le droit d’expression des salariés. Il n’existe pas de meilleur expert sur son travail que celui qui l’exerce. L’idée que le travail soit organisé de l’extérieur, souvent rythmé par des algorithmes et un management disciplinaire, est mal vécue. D’ailleurs, c’est souvent comme cela qu’est précisément organisé celui des travailleurs de back-office dont je parlais plus tôt.

À l’occasion du nouveau projet de réforme des retraites, la question de la pénibilité du travail fait son retour dans les débats. Quel est l’état des lieux sur ce sujet aujourd’hui ?

D.M. : J’ai l’impression que la vision de la pénibilité reste encore très liée au monde industriel. J’en veux pour preuve que dès qu’un candidat à une élection présidentielle souhaite aborder le sujet du travail, il va le faire depuis une usine traditionnelle, mais pas encore, par exemple, depuis une plateforme logistique. Or, selon les secteurs, la notion de pénibilité est très différente. Chez les salariés occupant un emploi de bureau, par exemple, la notion de « risques psychosociaux » couvre encore des troubles mal identifiés. Chez les « ouvriers du tertiaire », à l’image des agents de nettoyage, on constate une recrudescence des troubles musculo-squelettiques et autres atteintes au plan physique. Or, chez les travailleurs de back-office, ces troubles sont rarement pris en compte.

*Pénibilité, une lassitude nommée travail. Par Denis Maillard. https://www.jean-jaures.org/publication/penibilite-une-lassitude-nommee-travail/

Auteur

  • Benjamin d'Alguerre