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Enquête

“Pour tous, l’entreprise est un monde cynique et brutal auquel il ne faut pas se fier”

Enquête | publié le : 01.02.2009 | Anne Fairise

Comment vit-on les discriminations dans le quartier que vous avez étudié ?

La discrimination est un sujet central. Blancs ou Noirs, jeunes ou vieux, les habitants du ghetto ont le sentiment que la société les maintient à l’écart, que leur relégation fait obstacle à la juste reconnaissance de leurs mérites. Ce sentiment est tellement puissant qu’il a supplanté la question des inégalités comme facteur d’explication. Les habitants ne disent pas « il y a les riches et les pauvres », ils disent « nous sommes égaux mais discriminés ». C’est une redéfinition de la question sociale. La discrimination est centrale, aussi, parce qu’elle est constitutive de l’identité des habitants. Où qu’ils aillent, ils trimballent la mauvaise réputation du quartier et vivent un double dis-crédit, collectif et personnel.

Quel regard portent-ils sur le monde du travail ?

Le quartier où j’ai enquêté a toutes les caractéristiques d’une ZUS. Le taux de chômage y est le double de celui de l’agglomération et 40 % des jeunes sont en échec scolaire. L’arrière-fond, c’est une ville industrielle frappée par les délocalisations… Dans ce quartier, il n’y a que la population ouvrière qui parle de « travail », mais pour constater que les choses se délitent, que « le travail s’en va ». Les autres parlent d’« emploi » – quand ils en parlent –, jamais d’un travail qui puisse être la base d’une identité et de l’organisation de la vie collective.

Comment l’expliquez-vous ?

La plupart sont en intérim, dans un rapport instrumental à l’emploi. Ils ne se sentent pas liés à l’entreprise. J’ai été frappé de voir combien les modes de gestion des entreprises les ont dégoûtés. Les OS, qui ont plus de trente ans de travail à la chaîne, vivent dans la peur de perdre leur poste et ne voient pas leur implication reconnue. Pour tous, l’entreprise est un monde cynique et brutal auquel il ne faut pas se fier.

Ont-ils renoncé à s’en sortir par le travail ?

Ils n’en attendent rien. Personne ne croit plus que le travail peut permettre une ascension sociale. Idem pour les études : il y a trop de jeunes diplômés scotchés au quartier. Il faut comprendre le particularisme du ghetto : tous les habitants s’y connaissent mais ils n’ont aucun réseau à l’extérieur. J’ai rencontré un homme à qui la mission locale avait trouvé un emploi à 50 kilomètres. Il a tenu deux mois. Il se sentait en « exil » et n’a pas supporté son isolement. Entre la mauvaise réputation du quartier et l’absence de réseau social, il y a un effet cumulatif, qui ne favorise ni l’accès ni le maintien dans l’emploi.

Ne trouvent-ils pas d’aide dans les structures locales ?

La mission locale suscite des affrontements verbaux, rageurs, sur le thème « elle ne sert à rien, hormis à justifier les emplois de ses salariés ». Les habitants jugent le système inefficace pour trouver un emploi. Ils tiennent le même discours sur le dispositif d’orientation scolaire. De manière générale, ils ont un rapport difficile, tendu, avec les « institutions ». Les jeunes ressentent un décalage complet entre ce qu’on leur dit et la réalité. Ils ont l’impression d’une trahison du langage, de se faire piéger par les mots du groupe d’en face. Pour certains, la seule logique qui donne des résultats, c’est de provoquer la peur.

Que préconisez-vous ?

Dans la première conclusion de mon livre, j’avançais des solutions. Je l’ai déchirée. Chaque émeute est suivie d’une avalanche de promesses de changement et d’investissements. Et à chaque fois, les programmes s’enlisent, faute de moyens et d’actions à la hauteur des enjeux. Nicolas Sarkozy, aussi, a promis son plan Marshall des banlieues. Qu’en est-il ? Ses initiatives restent symboliques. Plus personne n’y croit. J’ai voulu faire ressentir au lecteur la sensation d’étouffement que vivent au quotidien les habitants du ghetto, ne pas lui permettre de s’abriter derrière des grandes explications ou des solutions toutes faites. Une façon de mettre chacun face à ces responsabilités.

DIDIER LAPEYRONNIE

Sociologue.

PROFESSEUR à Paris IV.

AUTEUR de Ghetto urbain. Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui (Robert Laffont, 2008).

Il y présente les résultats d’une enquête de quatre ans menée au plus près des habitants, dans un quartier HLM à la périphérie d’une ville moyenne. Il y décortique le processus de ghettoïsation et les conduites sociales qu’il génère.

Auteur

  • Anne Fairise