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Vie des entreprises

Les forçats du hard discount

Vie des entreprises | zoom | publié le : 01.11.2008 | Fanny Guinochet

Le low cost alimentaire marche mieux que jamais. Mais c’est en pressurant les salariés au maximum : salaires, cadences, horaires… tout y passe.Les syndicats ont fort à faire pour s’implanter et jouer leur rôle de défenseurs des salariés.

Hafsia* est contente d’en être sortie. Il y a encore un an, elle était caissière dans un magasin Leader Price, situé dans une zone industrielle de Montpellier. « On trimait : on tenait la caisse, on déchargeait les camions, on nettoyait le magasin… on faisait tout. On n’avait pas le temps de manger, pas même de fumer une cigarette », raconte cette jeune femme de 26 ans. Hafsia a tenu neuf mois à ce rythme avant de donner sa démission. À bout de forces. « C’est honteux de faire travailler les gens comme ça », souffle-t-elle en ne cachant pas sa satisfaction d’avoir trouvé un emploi de vendeuse dans une petite boulangerie de quartier.

Adjoint dans un magasin parisien à l’enseigne Ed, Pablo* se plaint de devoir tout faire, y compris ramasser les souris mortes entre les rayons. « La direction a fait appel à une société spécialisée. J’ignore la nature du contrat, mais c’est quand même à nous de récupérer les cadavres sur les tapettes », confirme un collègue.

Des horaires à rallonge. Exagérés, ces témoignages édifiants ? Excepté chez Ed, numéro deux en France avec ses 850 magasins et filiale du groupe Carrefour, les directions des grands hard discounters ne souhaitent pas s’expliquer sur les conditions de travail. Aldi et Lidl, les deux enseignes allemandes, ont botté en touche. Tous ces casseurs de prix de l’alimentaire fonctionnent selon le même modèle économique : faire tourner les magasins au maximum avec un effectif minimal.

Chez Aldi, la plupart des surfaces de vente comptent en moyenne trois personnes. Guère plus chez Leader Price, filiale de Casino. Idem chez Lidl, le numéro un du hard discount en France. « On fait des heures à rallonge. Les chefs de magasin sont les plus touchés. De quarante-deux heures sur le papier, ils tournent plutôt à cinquante ou soixante heures par semaine », raconte Daniel Ausesky, délégué CGT chez Aldi, à la centrale d’Ennery, en Moselle. Les employés de caisse ne sont pas en reste, et ont pris l’habitude de rogner sur leurs pauses, pourtant obligatoires. « C’est du travail dissimulé », s’insurgent les syndicats, qui ont souvent porté les affaires devant les tribunaux.

Malgré plusieurs condamnations aux prud’hommes, il y a peu d’améliorations en vue. « La direction n’a pas embauché. On nous demande parfois de remplir les feuilles de présence au crayon à papier », note un employé de chez Ed en banlieue parisienne. Rien de plus simple alors que de modifier un planning et d’« oublier » des heures. Le responsable de magasin a d’ailleurs tout intérêt à sous-déclarer les heures : chez la plupart des discounters, sa prime est, entre autres, indexée sur un ratio qui prend en compte le chiffre d’affaires encaissé divisé par le nombre d’heures travaillées. « De quoi encourager les comportements de petits chefs », assure un employé de Leader Price qui a quinze ans de maison.

Épidémie d’accidents du travail. Polyvalence forcée, hyperproductivité… Avec ces cadences infernales, les accidents du travail se succèdent. Chez Aldi, à la centrale de Dammartin-en-Goële (77) qui recouvre 70 magasins, soit près de 400 salariés, Pascal Hadrot, délégué central CFDT, s’inquiète : « On estime déjà à plus de 80 les accidents du travail depuis janvier. En 2007, il y en a eu 75. » Lombalgies, hernies discales, mais aussi traumatismes liés aux braquages sont légion. Afin de faire des économies, il n’est pas rare que des postes de vigiles passent à la trappe. Pour cette même centrale de Dammartin, la direction a dépensé au total, en 2007, 960 euros pour la sécurité. « C’est dérisoire. Les salariés vont au boulot la peur au ventre », commente un cégétiste. Lidl ne fait pas mieux : « Si mon collègue est dans les rayons, n’importe qui peut m’obliger à donner la caisse », raconte une caissière dans le Nord. Ces prises de risque ne sont pas considérées. « Le salaire moyen d’un employé commercial est de 1 420 euros brut par mois, sur treize mois », indique Annick Vergne, la DRH d’Ed. À cela s’ajoutent la participation et une prime d’intéressement – indexée sur les résultats de Carrefour –, l’accès au plan d’épargne Carrefour, une complémentaire, une prévoyance, des titres-restaurants…

Chez Aldi, les salariés ne sont pas aussi bien lotis. Pas de mutuelle ni de titres-restaurants. Le salaire d’une caissière tournerait autour de 1 200 euros brut en moyenne. Même estimation de niveau de rémunération chez Lidl. Quant à l’enseigne Leader Price, elle se contente d’appliquer la convention collective en vigueur dans les magasins à prédominance alimentaire, en y ajoutant ici et là des primes ponctuelles.

Pour contrer les revendications qui ne manquent pas de se faire jour, les enseignes parient sur l’éclatement des troupes. En France, Aldi est divisé en 12 centrales autonomes. Depuis peu, les syndicats ont mis en place un site Internet afin d’échanger les informations. Chez Leader Price, les organisations syndicales tentent de construire un comité multiétablissement. Car la marque fonctionne avec des « masters franchisés ».

« Bien que rattaché à l’entreprise Casino, chaque magasin est maître chez lui », explique Christian Gamarra, délégué CFDT du groupe. « De fait, c’est difficile de mener une action collective », confirme Richard Bontemps, représentant CGT chez Aldi à la centrale d’Ablis. En avril dernier, sa centrale a connu une grève pour obtenir de meilleures conditions de travail. Mais elle a tourné court. Il faut dire que ceux qui émettent des critiques sont vite rappelés à l’ordre. « La caissière qui se plaint est mutée dans un magasin très loin de chez elle, ou bien elle écope d’un planning dégueulasse », raconte Zohir Riah, représentant SUD chez Ed. « Dans le magasin où je travaillais, ils trouvaient qu’il y avait une trop bonne ambiance de travail : ils ont muté des gens », écrit une employée de chez Lidl sur un forum Internet.

Gare, enfin, à ceux qui se syndiquent ! Les intimidations sont légion. Les irréductibles se voient, par exemple, accusés d’absences injustifiées. « La feuille de paie s’en ressent automatiquement et c’est à toi de prouver que tu n’as pas abandonné ton poste », raconte l’un d’eux. Pas facile quand les inspections du travail sont débordées et que l’équipe n’ose pas témoigner. Autre technique a priori répandue : pousser à la faute. Une erreur de caisse, un vol non repéré, et le licenciement devient beaucoup plus facile à justifier. D’autant que Lidl, par exemple, a mis en place des tournées de clients mystères qui testent les caissières en dissimulant des marchandises dans leurs cabas. Secrétaire nationale chargée du commerce à la Fédération CFDT des services, Aline Levron confirme les conditions difficiles de l’activité syndicale dans la plupart des enseignes. « Chez Ed, par exemple, relève-t-elle, de multiples contentieux touchent à la répression antisyndicale. »

Une erreur de caisse, un vol non repéré dans un chariot, et le licenciement devient facile à justifier

Dans ce climat délétère, la plupart des salariés subissent en silence. Démissionner pour un autre job, ils sont nombreux à en rêver. Mais comment faire dans les régions à fort taux de chômage ? « C’est à Paris, là où il y a le plus de possibilités, que le turnover est le plus fort », note Alexandre Torgomian, délégué central CFDT chez Ed. Ailleurs, les magasins n’ont pas de mal à recruter une main-d’œuvre jeune, non qualifiée et souvent d’origine étrangère. « Il n’y a que Leader Price qui m’a fait un CDI. Sans diplôme, personne ne voulait m’embaucher. C’était ça ou le RMI », explique Hafsia. « Pourquoi changer de méthodes ? Ces marques s’en mettent plein les poches, regrette Brahim*, employé chez Leader Price dans le Nord. Sur le parking, je vois de plus en plus de belles voitures. Il n’y a pas que les pauvres qui viennent ici. » Selon TNS Sofres, 78 % des Français y ont déjà fait leurs courses. En 2008, le hard discount pèse 13,7 % du marché de la distribution. Un score jamais atteint, dont les salariés ne profitent pas.

Aldi

5 000 salariés en France (estimation)

Ed 10 500 salariés en France

Lidl 15 000 salariés en France (estimation)

Leader Price

7 500 salariés en France

Quand les grands distributeurs font des efforts

Tous vantent la polyactivité. Positive, cette fois.

En 2007, Carrefour, maison mère d’Ed, a expérimenté un nouveau dispositif permettant à ses hôtesses de caisse d’occuper d’autres postes : mise en rayons, vente en bijouterie ou encore en boulangerie…

Une diversification des métiers possible via un passage de 30 à 35 heures et une augmentation de 150 à 200 euros mensuels. Avec un salaire moyen, à 35 heures, de 1 554 euros brut sur treize mois et demi, les employés apprécient. À Carrefour, 35 à 40 % des effectifs visés seraient d’ailleurs partants pour cette nouvelle organisation du travail.

Cette amélioration du métier de caissière, avec bascule du « temps partiel contraint » au « temps complet choisi », la plupart des grandes enseignes sont en passe de l’adopter. D’ici à la fin 2009, les 17 000 collaborateurs à temps partiel d’Auchan pourront, s’ils le souhaitent, bénéficier d’un temps plein et augmenter ainsi leurs revenus de 15 % environ.

À Casino, dont Leader Price est la filiale, les salariés à vingt-six ou vingt-huit heures pourront travailler vingt-huit ou trente heures avec, à la clé, une diversification des tâches.

Chez Lidl, les ouvertures de magasins devraient se poursuivre au rythme de 50 par an.

En 2007, chez Ed, la moitié des recrutements concernait des moins de 25 ans sur un total de 800.

* Les prénoms ont été changés.

Auteur

  • Fanny Guinochet

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