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Vie des entreprises

Le papotage, un rouage utile de l'entreprise

Vie des entreprises | Zoom | publié le : 01.10.2008 | Sandrine Foulon

Vecteur d'information, faiseur de réputation, le commérage sert aussi à renforcer les liens entre collègues. En forgeant des histoires et des images, il construit des identités. Et il ne fait pas bon en être exclu.

Disons-le tout net, l'entreprise qui arrivera à mettre un terme aux potins n'est pas encore inscrite au registre du commerce. Placez plus de deux salariés en vase clos, installez un local à photocopieuse, favorisez les bureaux avec des portes qui ferment – plutôt que des open spaces – et le moulin à bavardages n'en finit plus de tourner. Oui, c'est mal de parler de ses collègues et de son chef dès qu'ils ont le dos tourné. Mais que c'est bon ! Les cancans en entreprise posséderaient même d'excellentes vertus. Ce ne sont pas les langues de vipère qui l'affirment mais des chercheurs anglo-saxons qui se sont très sérieusement penchés sur la communication informelle en entreprise. À commencer par Grant Michelson, professeur associé à Audencia, l'école de management nantaise, à l'origine d'une enquête dans plusieurs pays sur le gossip. Un concept intraduisible en français qui se situe à mi-chemin entre le papotage et le commérage. « On ne peut pas à proprement parler de rumeur. Le gossip consiste à échanger oralement des propos sur des personnes. Machin est brillant, Bidule est une bille… », explique le chercheur qui doit publier un ouvrage sur le sujet en novembre.

Depuis que l'entreprise est entreprise, les « gorges profondes » sont des agents incontrôlables. « Historiquement, le gossiper est la personne chargée d'annoncer la naissance d'un enfant. Il s'agissait souvent d'une femme. Résultat, on a fréquemment associé le commérage à la gent féminine. Or les hommes le pratiquent avec le même art consommé, poursuit Grant Michelson. Le papotage est connoté négativement. Personne n'aime en être la cible. Pour autant, c'est un mal nécessaire au fonctionnement de l'entreprise. Celui qui ne fait pas l'objet de conversations et qui ne colporte pas de potins est exclu du système. Il ne possède pas l'information. Et il n'est pas nécessaire d'être chef pour être le mieux informé. »

Les histoires plus que les compétences.

Professeur de sociologie à la Graduate School of Business de l'université de Chicago, Ronald Burt a également étudié les commérages et leur impact sur la réputation des salariés. « Les collègues réagissent moins aux compétences d'un employé qu'aux histoires qu'ils entendent à son propos », analyse-t-il. Et, malgré toutes les évaluations effectuées à coups de 360 degrés, les réputations perdurent d'année en année, poursuit le sociologue qui a étudié des groupes de banquiers et d'analystes. Plus le cercle est fermé, plus elles sont stables. Malheur au consultant, au pigiste, à l'indépendant qui gravite autour du réseau. Si bon ou mauvais soit-il, il est très vite oublié. « Car ce sont les bavardages des collègues qui forgent la réputation d'un employé », précise le chercheur. Plus inquiétant, il relate des expériences menées par des universitaires sur la manière dont les réputations s'échafaudent. Livrez à Benjamin des informations sur Marine. Demandez ensuite à Benjamin de parler de Marine à Gabriel. En fonction de la prédisposition de Gabriel à l'égard de Marine, Benjamin va adapter son discours, gommant des éléments élogieux ou critiques de son parcours. Peu importe la véracité des ouï-dire, la réputation d'un salarié ne lui appartient plus.

Alors pourquoi donc les salariés ne peuvent-ils se passer des commérages, s'interrogent les chercheurs ? Et tous deux de parvenir à la même conclusion. Rien de plus fédérateur qu'un échange de ragots de derrière les fagots pour renforcer liens et confiance entre collègues. « Les potins ne sont pas des informations. Il ne s'agit pas de dépeindre fidèlement des personnes ou des événements. Il s'agit de relier au plan identitaire deux personnes qui partagent une histoire », indique Ronald Burt, qui cite Durkheim : « Lorsque nous nous forgeons des images des personnes et des événements qui nous entourent, nous construisons leur réputation autant que le sens de notre identité sociale, en revendiquant notre propre réputation. »

Et puisque cette dernière est alimentée par le qu'en-dira-t-on, nombre de salariés ont compris le message. Grâce aux réseaux sociaux type Facebook ou Viadeo (voir dossier page 65), ils façonnent eux-mêmes leur réputation et le buzz qui les entourent. Ils savent que tout recruteur pratique désormais un « egosurf » du candidat sur le Net, qu'il sera « gougueulisé ». Noémie Loubaton, directrice associée au sein du cabinet de recrutement Robert Half, confirme, mais préfère de loin appeler au moins deux anciens collègues ou managers d'un candidat. « Leurs noms sont fournis par l'intéressé et nous validons, à l'aide d'un questionnaire très précis, le savoir-être et le savoir-faire d'un candidat. Pour nous, une lettre de recommandation a moins de poids qu'une conversation avec d'anciens collaborateurs. Même si tout n'est pas pris pour argent comptant. » À l'issue de l'embauche, le cabinet demande également à la nouvelle recrue de lui recommander de très bons professionnels dans son entourage. « Ducks fly with ducks [qui se ressemble s'assemble] », explique Noémie Loubaton, qui plébiscite la cooptation.

Fignoler sa réputation.

Dans cette nouvelle ère de la conversation à tous crins, faut-il désormais fignoler sa réputation pour espérer décrocher un poste, quitte à friser l'imposture ? « Penser que des beaux parleurs peuvent faire une brillante carrière sans être démasqués ou, à l'inverse, que de très bons professionnels ne sont jamais reconnus est une idée récurrente et pernicieuse qui participe au désamour envers l'entreprise. On entend souvent que telle personne a été recrutée moins pour ses compétences que pour ses qualités relationnelles. En résumé qu'elle sait surtout se vendre. Or la capacité à communiquer est une vraie qualité », tempère Teodor Limann, ex-cadre supérieur dans une entreprise du CAC 40 et auteur de Morts de peur (éd. Les Empêcheurs de penser en rond, 2007). Mais, selon lui, les réputations se font et se défont très rapidement. Toujours grâce aux langues qui se délient. « Les vérités finissent par éclater. Et les fausses valeurs par se dégonfler. » Nous voilà rassurés. Il y a une justice. Et puisque l'on peut commérer tranquille, sachez que mon rédac chef…

Auteur

  • Sandrine Foulon