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Vie des entreprises

Les fabricants de cahiers écrivent la GRH au brouillon

Vie des entreprises | Match | publié le : 01.09.2008 | Stéphane Béchaux

Pas de politique RH complexe chez Exacompta Clairefontaine et Hamelin. Les deux groupes laissent à leurs filiales le soin de gérer au plus près du terrain. Ignorant le turnover, ils s’inquiètent du papy-boom.

Chez les Nusse comme chez les Hamelin, on déteste les projecteurs. Fondées au milieu du xixe siècle, respectivement à Caen (Calvados) et Étival (Vosges), les papeteries Hamelin et Clairefontaine ont toujours vécu dans l’ombre. De peur de révéler leurs projets ou leurs petits secrets de fabrique. Cette discrétion presque maladive ne leur a pas porté préjudice. Développés à coups d’acquisitions, les deux groupes sont devenus des leaders européens de la papeterie. Détenu à 80 % par la famille Nusse, et coté en Bourse, le groupe Exacompta Clairefontaine emploie 3 364 salariés et pèse 538 millions d’euros de chiffre d’affaires. Producteur du célèbre papier éponyme, il possède d’autres marques réputées comme les agendas Quo Vadis ou les blocs Rhodia. Le groupe Hamelin, détenu à 100 % par les descendants du fondateur, compte, lui, 4 400 salariés, disséminés aux quatre coins de l’Europe. Propriétaire des marques Oxford, Super Conquérant, Canson, Bantex et Elba, il a réalisé l’an dernier 800 millions d’euros de chiffre d’affaires. Des chiffres, glanés sur le modeste site Web du groupe, invérifiables. D’une grande opacité, l’entreprise ne dépose jamais ses comptes…

« Antitechnocrates ». En matière de politique RH, le groupe dirigé par Stéphane Hamelin, 47 ans, n’est pas plus bavard. « Nous ne souhaitons pas spécialement communiquer sur ces questions », répond laconiquement la direction aux demandes d’interview. Au sein de l’entreprise, la gestion des hommes n’a rien d’une affaire de spécialistes. Dans les organigrammes, pas trace d’un DRH. Ni au siège ni dans les filiales. Pas même aux papeteries Hamelin de Caen, navire amiral du groupe, qui emploient pourtant 270 salariés.

Même philosophie minimaliste chez Exacompta Clairefontaine. Son holding dispose, certes, d’une conseillère RH en la personne de Brigitte-Monique Prissard. Mais la sœur du grand patron, le septuagénaire François Nusse, n’a pas le dixième des attributs d’un DRH groupe. « On essaie d’être des antitechnocrates, justifie Jean-Olivier Roussat, le directeur général adjoint. On ne veut pas d’une gestion impersonnelle et administrative des salariés. Nous revendiquons une politique sociale de sites, au plus près du terrain. » Dans la trentaine de PME du groupe, les directeurs d’établissement font donc office de DRH. Seules deux des plus grosses filiales, les papeteries de Clairefontaine (700 salariés) et Quo Vadis (290 salariés), ont un homme dédié à la fonction.

Conséquence, les politiques sociales des deux groupes s’avèrent très hétérogènes. Les Hamelin et les Nusse ne cherchent en aucune façon à harmoniser les conditions d’emploi de leurs milliers de collaborateurs. Primes de vacances, treizième mois, salaires, durée et organisation du travail… tout est négocié localement, sans souci d’une cohérence globale. Lors des rachats d’entreprise, les accords sociaux ne sont d’ailleurs jamais dénoncés. « Dans le groupe Hamelin, il y a des synergies fortes sur la communication ou les fonctions commerciales. Mais sinon, chacun vit dans son coin », témoigne Aldo Pometti, délégué CGT du fabricant d’agendas Lecas.

Cette stratégie de morcellement, similaire chez les deux papetiers, ne connaît pas d’exception. Pas même sur les sujets potentiellement fédérateurs comme la complémentaire santé, la prévoyance ou la participation aux bénéfices. Les deux rivaux n’ont pas plus bâti le moindre outil RH susceptible de développer le sentiment d’appartenance. Ni journal interne, ni plan d’actionnariat salarié, ni grand-messe annuelle. Révélateur, la célébration, en catimini, des 150 ans des papeteries de Clairefontaine. Au printemps, seules les équipes d’Étival y ont été associées.

Des troupes syndicales clairsemées. Ce cloisonnement des filiales complique sérieusement la tâche des syndicats. En particulier dans l’entreprise caennaise, dépourvue d’un comité de groupe. Une absence que la direction se dit prête à combler. Mi-mai, une première réunion de discussion s’est tenue à Neuilly-sur-Seine, au cabinet Fidal. Mais le refus du big boss de négocier avec les fédérations syndicales entrave le processus. « Stéphane Hamelin ne veut négocier qu’avec les délégués syndicaux du groupe. On s’y refuse car on ne veut pas envoyer nos représentants au casse-pipe », explique Jean-Paul Cressy, chargé de la branche papier carton à la FCE CFDT.

Chez les deux papetiers, les troupes syndicales sont en effet très clairsemées, et peu formées. Les directions savent en jouer, en limitant le dialogue social à des sujets secondaires. À Étival, il a ainsi fallu attendre cent quarante ans pour qu’un syndicat, Force ouvrière, s’implante durablement. Une section pas bien remuante. « Appelez le DRH, il vous donnera tous les renseignements », répond son délégué, Bruno Di Bitetto, à celui qui tente de l’interroger. Dans les deux groupes, les conflits restent exceptionnels. Aux papeteries de Clairefontaine, pas le moindre débrayage à signaler. « On n’a jamais connu le moindre mouvement. Les gens ont des maisons sur le dos, ils ne peuvent pas prendre le risque de se faire lourder », explique David Trocmé, qui vient de monter – une première – une section CGT. À Carquefou (Loire-Atlantique), au siège de Quo Vadis, le dernier mouvement date de l’année 2000 : quatre jours de blocage pour obtenir une hausse de salaire de 60 euros. Enfin, aux papeteries Hamelin de Caen, bastion FO version light, une seule grève sérieuse, en mai 2004, sur les rémunérations. « Les gens ne se mobilisent pas car ils ont peur pour leur emploi. La plupart ont la cinquantaine, et trente ans de boîte. S’ils se retrouvent dehors, ils sont mal », souligne le très esseulé syndicaliste CGT du cru.

L’explication vaut pour la plupart des usines. Souvent implantées en province, dans des zones rurales, elles représentent des poumons pour l’emploi local. Avec des salaires supérieurs au smic et des conditions de travail correctes. Les deux employeurs ont d’ailleurs rarement affaire aux conseils de prud’hommes. Hormis à Angoulême, où quelque 70 salariés de Lecas (Hamelin) ont contesté la proratisation de leur prime d’ancienneté.

Frères, fils et neveux Nusse occupent tous les postes de direction chez Exacompta

« Paternalisme à l’état pur ». Côté management, pas de grandes théories. Mais des pratiques divergentes. Chez Exacompta Clairefontaine, l’esprit de famille domine. On coupe rarement les têtes des directeurs et la remise des médailles du travail, en fin d’année, demeure un moment fort. « Quand vous entrez chez Clairefontaine, vous y restez jusqu’à la retraite. C’est vrai dans l’ensemble des sociétés, même si la mobilité est un peu plus forte dans les grandes zones urbaines », souligne Jean-Olivier Roussat, le DG adjoint. Le constat vaut pour les dirigeants. Frères, fils et neveux Nusse sont aux commandes de tous les postes de direction. « Clairefontaine, c’est le paternalisme à l’état pur. L’entreprise vend ses produits dans le monde entier mais reste dirigée comme une TPE de 10 personnes », ironise un commercial des Papeteries Sill, la filiale de vente aux grandes surfaces. Et celui-ci de jurer que, jusqu’à la fin 2007, son salaire lui était versé par chèque, signé de la main de François Nusse.

Stéphane Hamelin recrute ses directeurs à l’extérieur, puis les maintient sous pression

Ambiance moins patriarcale au sein du groupe normand. Certes, le personnel de production y fait aussi carrière. Et on y fête les départs à la retraite et les médailles du travail. Mais l’arrière-petit-fils du fondateur, intronisé à 28 ans, en 1989, à la mort de son père, ne cultive pas l’esprit de clan. Administrateurs du holding familial, son frère Thierry et sa sœur Karine restent en retrait. Et Stéphane Hamelin ne consulte pas son arbre généalogique lorsqu’il a besoin d’étoffer ou de renouveler ses équipes de direction. À l’image de Jean-Yves Gannard, le nouveau patron de Canson, en provenance de Kodak, il recrute ses directeurs à l’extérieur. Puis les maintient sous pression. « Au niveau des DG, il est redoutable. Certains partent en vacances et ne reviennent pas. Quand il prend une décision, il y va », observe un syndicaliste. « Il y a vingt-cinq ans, pépé Hamelin ramassait les papiers par terre dans l’usine. À l’époque, c’était familial. Son fils, lui, embauche dans les grandes écoles », abonde un technicien caennais.

Sans états d’âme, Stéphane Hamelin ne cache pas ses idées libérales. La France ? « Le dernier pays communiste du monde », déclare-t-il au magazine américain Fortune qui, en mars 2007, suit le candidat Sarkozy à Caen. L’homme a beau rouler en BMW et jouir – avec sa famille – d’une fortune évaluée par le magazine Challenges à 180 millions d’euros, il n’en est pas pour autant bling-bling. Les délégués syndicaux sont même unanimes à lui reconnaître une vraie stratégie industrielle. « La famille Hamelin ne bouffe pas tous les bénéfices. Elle n’achète pas des bateaux, mais investit. À Caen, nous avons une des usines les plus modernes d’Europe », admet Thierry Tirard, le délégué FO. « Du temps d’Arjowiggins, l’argent remontait à Paris. Stéphane Hamelin, lui, a investi des millions d’euros à Annonay », abonde Éric Bouvet, secrétaire cégétiste du CE de Canson. Revers de la médaille, le rachat du fabricant de papier à dessin, début 2007, s’est aussi traduit par un plan social touchant une soixantaine de postes et le transfert en Chine de certaines productions.

Bardot pour voisine. Du côté des Nusse, pas plus de signes ostentatoires de richesse. Le grand patron porte des costumes hors d’âge, occupe un bureau spartiate et roule en Citroën C5. La famille n’est pas pour autant dans le besoin. Avec 120 millions d’euros de patrimoine, selon Challenges, elle possède, entre autres, un voilier, un hôtel particulier rue de Lille, une demeure en Sologne et une villa tropézienne, voisine de celle de Brigitte Bardot. Une fortune qui ne fait pas tourner les têtes.

Chez Exacompta Clairefontaine aussi, on a su garder une vision industrielle. « La direction investit beaucoup. On vient par exemple d’ouvrir un tout nouveau centre logistique pour expédier nos produits dans le monde entier », se félicite Laurent Biguet, délégué CGT chez Quo Vadis. Au bord du dépôt de bilan lors de son rachat, en 1998, l’entreprise a, depuis, recouvré la santé. À Étival, également, on investit. Les papeteries de Clairefontaine ont récemment construit, à côté de leur centrale thermique, une usine de cogénération. Prospères malgré leur grand âge, les deux groupes n’en ont pas moins de redoutables défis à relever. Le récent renchérissement du prix des matières premières les oblige notamment à serrer les coûts. Sur des marchés de surcroît en décroissance. À l’heure du tout-numérique, l’horizon de l’enveloppe, du cahier et de la feuille s’assombrit…

En matière de RH, c’est le papy-boom qui préoccupe. « Notre grand chantier, c’est le renouvellement des compétences. Selon les usines, les qualifications peuvent être au top, ou moyennes. Et on a du mal à recruter des jeunes dans nos métiers », confie Jean-Olivier Roussat, le DG adjoint. Ces inquiétudes touchent aussi les usines – moins nombreuses – du groupe Hamelin dans l’Hexagone. Des dossiers qui pourraient contraindre, à l’avenir, les deux entreprises familiales à structurer davantage leurs politiques RH.

Exacompta Clairefontaine

Chiffre d’affaires :

538

millions d’euros

Résultat :

14,3

millions d’euros

Effectif :

3 364

salariés

Hamelin

Chiffre d’affaires :

800

millions d’euros

(estimation)

Résultat :

Tenu secret

Effectif :

4 400

salariés

(estimation)

Branche de cancres

Bonnet d’âne pour la branche des articles de papeterie. En juin, le ministère du Travail l’a incluse dans sa liste des secteurs présentant « des difficultés récurrentes » dans les négociations salariales. Logique : le salaire mensuel plancher y est englué à 1 217,91 euros. « Dans cette branche, il ne se passe rien. Tout est bloqué. Notamment par Hamelin, qui ne veut rien y négocier », dénonce le cégétiste Patrick Bauret, chargé du secteur à la Filpac.

Présidée par François Nusse depuis vingt-six ans, la fédération patronale (la Fedarpa), qui ne compte que sept membres, s’avère incapable de dépasser les rivalités entre les deux groupes. « On est plus un club qu’une fédération professionnelle. Il y a une grande réticence à faire remonter les informations sociales au niveau de la branche », admet un membres de la Fedarpa. Pour les 8 700 salariés du secteur, pas de grain à moudre. Depuis avril, une commission mixte paritaire tente de dégeler les négos sur les minima. En vain. « On est dans un dialogue de sourds. Rien n’avance alors que sept coefficients ouvriers sur huit sont inférieurs au smic », déplore le négociateur CGT-FO, Albéric Deplanque. La refonte des classifications a avorté, elle aussi, faute de volonté patronale.

Auteur

  • Stéphane Béchaux