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Vie des entreprises

Ingénieur : un job qui ne connaît pas la crise

Vie des entreprises | Zoom | publié le : 01.09.2008 | Anne Fairise

Pour pallier la pénurie, les industries en tension renouvellent leurs modes de recrutement et lorgnent l’étranger.

Alstom Transport, qui recherche 700 ingénieurs, a repensé sa stratégie. Son champ d’action : le monde

Les entreprises du bâtiment tirent la langue depuis des années. La filière nucléaire en a des sueurs froides. Les sociétés d’ingénierie ont pris le dossier à bras-le-corps. « Le recrutement d’ingénieurs de production n’est plus une question de compétences, c’est un enjeu de croissance. Il est vital d’anticiper », martèle Marc François-Brazier, vice-président chargé du recrutement chez Alstom Transport, qui, depuis juillet, recrute en Inde, pour des postes sur place mais aussi en Europe ! « Nous refusons des contrats à l’international faute d’équipes suffisamment fournies. Notre carnet de commandes est plein pour les deux années à venir », renchérit Vincent Nicot, DRH de Bouygues Construction, qui prévoit d’embaucher 2 000 ingénieurs, dans l’Hexagone, cette année.

Le groupe de BTP n’est pas seul dans cette situation. Spie Batignolles, Dassault Aviation, aussi, avouent refuser certains contrats faute de disposer des compétences techniques. « Sans crier au loup, il faut reconnaître que la concurrence entre entreprises pour le recrutement d’ingénieurs se durcit. Le volume de candidatures que nous avons reçues a baissé de 10 à 15 % comparé à l’an dernier », reconnaît Pierre Hervé-Bazin, responsable du recrutement France chez Areva. Le fabricant de réacteurs nucléaires prévoit 2 000 recrutements d’ingénieurs et de cadres en 2008.

Le spectre d’une pénurie. La vigilance a gagné les directions des ressources humaines des groupes français. La pénurie inédite que connaît l’Allemagne, où 100 000 postes d’ingénieurs étaient vacants, au printemps, dans presque tous les secteurs, inquiète (voir encadré p. 54).

Attention aux discours alarmistes, met cependant en garde Claude Maury, le directeur général du Comité d’études sur les formations d’ingénieurs (Cefi) : « En France, on ne perçoit pour le moment rien de dramatique. Personne ne conteste des tensions dans les secteurs en croissance, comme l’énergie ou les travaux publics. Mais il ne faut pas transformer hâtivement ces difficultés conjoncturelles en réalités structurelles. »

Même prudence à l’Apec, où Pierre Lamblin, directeur des études et des recherches, récuse aussi l’existence d’une pénurie généralisée. « Il est inexact de dire que les entreprises ne trouvent plus d’ingénieurs. Les tensions sont de même ampleur qu’en 2000-2001, et sectorialisées. » Hormis pour le BTP, qui se bat véritablement les flancs : sur les 12 500 recrutements de cadres prévus en 2007, seuls 10 000 ont été réalisés…

Il n’empêche, l’ingénieur est devenu une denrée rare. Le Conseil national des ingénieurs et des scientifiques de France, qui rassemble 160 associations d’anciens élèves d’école d’ingénieurs et revendique 160 000 membres, en fait le constat dans sa dernière enquête. Temps moyen de recherche du premier emploi en 2007 : 2,4 mois. Mais 72 % des nouveaux diplômés avaient décroché leur premier job en moins de huit semaines, alors qu’en 2003 ils étaient seulement 50 % dans ce cas…

La demande explose. Dynamisme retrouvé de certains secteurs, évolutions technologiques qui créent des pénuries ponctuelles… Dans l’Hexagone, les tensions s’expliquent aisément. Mais la France souffre aussi de la désaffection des étudiants pour les disciplines technologiques. « Le nombre de bacheliers scientifiques est quasiment constant depuis 1995. Les effectifs des écoles d’ingénieurs, la filière sélective, et à un moindre degré des IUT ont continué à croître. Par contre, à l’université, les effectifs des premiers cycles scientifiques ont fondu de 30 % dans certaines spécialités », précise Claude Maury. Le nombre d’ingénieurs formés a beau avoir doublé depuis 1990, pour s’établir à environ 30 000, ce n’est pas suffisant au goût des entreprises. Car la demande explose. Dans ce contexte, la chasse aux forts en maths fait rage : les secteurs de l’audit, de la banque et de la finance, notamment, concurrencent l’industrie, confrontée à des départs massifs à la retraite et qui souffre d’une image moins attractive.

Dans les écoles cotées, les étudiants ont l’embarras du choix. « Ils reçoivent des propositions fermes d’embauche dès la deuxième année. Nous nous battons pour les convaincre d’aller au bout de leur diplôme », déplore Philippe Alliaume, à la tête du BDE de Centrale Paris. « Le jeune ingénieur qui rejoint un cabinet d’audit ne reviendra plus vers l’industrie », précise Nicolas Vermersch , directeur général France du cabinet Michael Page. C’est à l’employeur qui dégainera le plus vite. Spécialiste du conseil en technologies à l’industrie, le groupe Altran ouvre grand, l’espace d’une journée, les portes de son siège, à Levallois-Perret. « Le métier de consultant reste méconnu. Voir le travail au quotidien, rencontrer les équipes avec lesquelles on est susceptible de travailler est une demande forte des candidats », explique Pascal Brier, directeur général adjoint. Fin mai, lors de la seconde édition de l’opération, le groupe avait dédié un étage entier aux services d’accompagnement RH pour valoriser les évolutions professionnelles. Marketing viral sur YouTube, annonce sur les réseaux sociaux tel Facebook, station de métro-RER redécorée aux couleurs d’Altran, relance de la cooptation (avec une prime minimale de 750 euros pour le salarié prescripteur) : le spécialiste de l’assistance technique avait programmé 987 entretiens avant même l’ouverture des portes… franchies, en fin de compte, par 1 300 candidats en treize heures.

Vive le speed recruting !

Pour séduire, les industriels dépoussièrent aussi leurs techniques d’approche. « On ne peut plus se contenter de méthodes traditionnelles. Il faut faire tout, et plus », résume Marc François-Brazier, d’Alstom Transport. « Les recruteurs sortent de leurs bureaux pour aller à la rencontre des candidats », reprend Pierre Hervé-Bazin, d’Areva. Deux groupes qui n’hésitent plus à investir les salons virtuels de recrutement en 3D de Second Life ou à faire du réseautage social en ligne sur Facebook. « Intégrer aux profils de nos collaborateurs les offres d’emploi du groupe est une stratégie payante », précise Pierre Hervé-Bazin. Contrairement aux opérations sur Second Life, jugées « décevantes » : « C’est plus un outil de communication qu’un moyen de recruter. Moins de cinq recrutements ont été réalisés en un an. »

Devenus accros au speed recruting, les industriels rivalisent de célérité. Deux entretiens de trente minutes en une demi-journée, voilà le programme qu’a concocté Areva pour les 600 jeunes ingénieurs invités, mi-juin, aux journées Meet your future. Sur les tables, 200 jobs dans la thermo-hydraulique, la sûreté nucléaire… La formule – réitérée à trois reprises en un an – a fait ses preuves : les candidats, inscrits sur un site Internet dédié, passent d’abord le filtre d’un entretien téléphonique. EDF, qui recherchera 500 ingénieurs par an dans les dix prochaines années, a mené neuf campagnes similaires au premier semestre 2008 ! Pour les métiers du thermique à flammes, de l’ingénierie… « Les candidats ont l’assurance d’avoir une offre d’emploi ferme sous quarante-huit heures. Les délais de décision ont été raccourcis. Mais nous ne modifions ni nos critères de sélection ni le temps dévolu aux entretiens », précise Ève Mathieu, responsable du pôle recrutement et parcours professionnels.

Alstom Transport s’est saisi de la formule pour les profils confirmés ! Lors d’un recruitment tour en mars, le groupe a accueilli 200 ingénieurs à Valenciennes, Belfort et Saint-Ouen. Au menu : visite des installations, présentation stratégique par un membre du top 30, rencontre avec le DRH, des opérationnels… « Les retours sont positifs. Les candidats expérimentés veulent du concret, découvrir la culture groupe et ses métiers », note Marc François-Brazier. Les résultats suivent : plus d’un candidat sur dix a été recruté.

Classique en période de raréfaction des candidats, les groupes retravaillent les profils recherchés et diversifient leurs sources. Bouygues Construction ouvre les postes à des ingénieurs expérimentés venus d’autres secteurs, comme l’automobile. Et commence à miser sur les universités, un « terrain d’exploration énorme » pour Vincent Nicot, qui a recensé 268 formations intéressantes, de bac + 3 à bac + 5. Areva a doublé depuis trois ans son vivier d’écoles cibles (80 établissements désormais) et systématise les propositions de stages dès la deuxième année d’école d’ingénieurs. EDF pallie le faible nombre de formations dédiées aux énergies. Ainsi, dès la rentrée, sa nouvelle Fondation européenne pour les énergies de demain financera un master international sur l’énergie nucléaire, ouvert à 50 élèves, pour moitié étrangers.

Le vivier des universités étrangères. D’autres lorgnent au-delà des frontières. Bouygues Construction a posé des jalons auprès d’universités au Canada, en Roumanie et en Égypte. Face aux difficultés de recrutement en France, en Allemagne et en Italie, Alstom Transport, qui recherche 700 ingénieurs cette année, a repensé sa stratégie. Nouveau champ d’action : le monde. « L’Allemagne et la Grande-Bretagne sont connues pour leurs filières d’ingénieurs mécaniciens. Pourquoi ne pas pêcher dans ce vivier ? » souligne Marc François-Brazier. Fer de lance de cette stratégie, les centres de services partagés dédiés au recrutement déployés pays par pays. « Jusqu’alors, ils répondaient aux besoins locaux. Désormais, ils prendront en compte les demandes internationales », reprend son vice-président. La mondialisation du recrutement d’ingénieurs est lancée.

BENOÎT YAMEUNDJEU

Ingénieur travaux chez Bouygues Construction

« Mon parcours suscite toujours l’étonnement de mes collègues. » Ce diplômé des Ponts et Chaussées s’y est habitué, lui qui inaugure une mobilité inédite entre l’automobile et le bâtiment. Après trois ans passés chez Renault, à l’usine de Flins, il a rejoint le chantier de rénovation du campus de Jussieu, à Paris, comme responsable de gros œuvre. Le groupe de BTP n’hésite plus à recruter des ingénieurs d’autres secteurs et, pour cela, a boosté les salaires. De l’usine au chantier, le quotidien de Benoît Yameundjeu a bien changé. Mais il retrouve « la même diversité d’interlocuteurs ».

32 188

euros brut

C’est le salaire annuel moyen d’un ingénieur débutant en 2007.

2,4 mois

C’est la durée moyenne de recherche d’un premier emploi d’ingénieur en 2007.

Enquête CNISF 2008.

Un déficit qui ne fait qu’augmenter outre-Rhin

ThyssenKrupp, géant de la métallurgie, n’a pas hésité à investir plusieurs millions dans un « Parc à idées » à Stuttgart, sorte de « fête foraine » technologique. L’objectif est de passionner les enfants pour la technique et de générer des vocations d’ingénieurs. Car il y a urgence. Selon Ekkehard Schulz, patron de ThyssenKrupp, l’Allemagne paie aujourd’hui sa négligence en matière de formation d’ingénieurs : « Nous n’avons même plus assez d’étudiants pour remplacer les départs à la retraite ; cela devient dangereux », déplore-t-il.

En 2006, l’Union des ingénieurs allemands (VDI) estimait qu’il manquait 50 000 ingénieurs en Allemagne. En 2007, l’Institut d’économie de Cologne (IW) évaluait ce déficit à 100 000, une hémorragie qui frappe douloureusement les nombreuses PME allemandes. Selon l’IW, une entreprise sur cinq est, de ce fait, obligée de refuser des contrats, et une sur trois de repousser ses projets de développement. Le volume global du manque à gagner annuel est évalué à 20 milliards d’euros. Les entreprises commencent donc à mettre en place des programmes d’embauche et de formation pour les « travailleurs âgés » et les femmes. L’année dernière, le gouvernement fédéral a aussi supprimé la clause de la préférence nationale à l’embauche pour les ingénieurs en mécanique et en électrotechnique venus de l’Est. Il a cependant maintenu l’obligation pour les candidats de toucher un salaire minimum annuel de 85 000 euros. Résultat, seulement 5 400 ingénieurs des pays de l’Est, qui n’ont aucun problème d’emploi au pays, ont fait le voyage en 2007.

Thomas Schnee, à Berlin

Auteur

  • Anne Fairise