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Vie des entreprises

Vélib et Bicing mettent la pédale douce sur le social

Vie des entreprises | Match | publié le : 01.06.2008 | Sabine Germain

JCDecaux et Clear Channel, les géants de l’affichage et du mobilier urbain, se livrent une guerre sans merci pour décrocher les marchés de vélos en libre service. Quitte à délaisser la gestion des RH.

Immense succès populaire, le vélo en libre service envahit les grandes métropoles européennes. Un phénomène de société suivi de près par les grands groupes de services urbains. À Paris, c’est JCDecaux qui a décroché le marché du Vélib, tandis qu’à Barcelone Clear Channel, numéro un mondial de l’affichage et du mobilier urbain, contrôle son homologue ibérique Bicing. Mais, au-delà du plébiscite des usagers, les premiers déraillages sociaux se sont déjà produits : début avril, la CGT espagnole (anarchosyndicaliste) a lancé un mot d’ordre de grève finalement suspendu après la promesse de la direction de négocier un nouveau statut pour les employés. Un événement qui a mis en lumière les griefs des 150 salariés faisant fonctionner le parc de 4 000 vélos : un équipement inadapté, une organisation approximative, des conditions de sécurité aléatoires et, surtout, une gestion opaque des ressources humaines. Clear Channel a, en effet, sous-traité le recrutement puis la gestion d’une partie des équipes à une agence de publicité, Delfin Group, qui a elle-même créé une structure ad hoc, Movimen. « Certains d’entre nous sont payés par Delfin Group, d’autres par Movimen, d’autres encore par des entreprises de travail temporaire. Nous n’arrivons même pas à savoir réellement combien nous sommes », se plaint un salarié.

30 à 40 % de turnover.

Ce printemps, Vélib a également été l’objet d’une polémique, par voie de presse interposée, entre un ex-salarié de Vélib et la direction de Decaux. Dans une tribune intitulée « La face cachée de Vélib », publiée par Libération, Thibault Prenez stigmatise notamment un turnover de l’ordre de 30 à 40 %, les conditions de travail difficiles des agents de maintenance qui sillonnent Paris à vélo avec 25 kilos de matériel sur le dos, des remorques trop fragiles pour transporter une vingtaine de vélos en toute sécurité… Répondant point par point à ce réquisitoire, Thierry Raulin, DRH de JCDecaux, a mis le feu aux poudres. Il a en effet justifié, dans les colonnes du quotidien gratuit 20 Minutes, ce turnover et les 38 licenciements prononcés en un an par le profil des salariés, « recrutés en peu de temps, majoritairement sans qualification, parfois issus de banlieues difficiles ». Des propos qualifiés de « discriminatoires et diffamatoires » par Solidaires, qui revendique une soixantaine d’adhérents et s’affiche comme la première force syndicale de Cyclocity, filiale de Decaux.

44 % des salariés de Vélib sont à temps partiel, avec des contrats de 15 à 25 heures par semaine

Au moment où se négocie le protocole d’organisation des élections de représentants du personnel, ces échanges d’amabilités ne sont pas de bon augure. Pourtant, alors que la CGT a refusé de signer le protocole proposé par la direction, Solidaires se dit prêt à s’engager : « Nous voulons que le CHSCT se mette en place le plus rapidement possible. Lui seul pourra traiter les problèmes d’hygiène et, surtout, de sécurité que nous avons identifiés », explique Thibault Prenez, qui n’est plus salarié de Cyclocity, mais qui s’implique activement dans la mise en place de la section Solidaires.

Délais record

À Paris comme à Barcelone, la plupart des dysfonctionnements sont attribués aux délais record – moins de six mois – dans lesquels ce nouveau service a été mis en place. Avec, toutefois, une sérieuse différence d’échelle. Face au succès rencontré par Bicing, Barcelone s’apprête à muscler son réseau pour proposer, d’ici à la fin de l’été, 6 000 vélos et 400 stations. Trois fois moins que Vélib, qui compte 20 600 vélos et 1 451 stations. « C’est la première fois qu’un changement aussi visible à l’œil nu a lieu dans le paysage urbain de Paris », explique Thierry Raulin. Or, entre l’appel d’offres mouvementé (voir ci-contre) et l’inauguration de Vélib, le 15 juillet 2007, il ne s’est écoulé que quatre mois et demi. C’est peu pour inventer un nouveau métier, créer une filiale, former 350 salariés…

À Barcelone, les partenaires sociaux sont conscients du défi relevé par Bicing : Juan Antonio Garcia, délégué de l’UGT, le syndicat majoritaire au CE de Clear Channel, refuse de « dramatiser des dysfonctionnements qui ne devraient être que temporaires ». La preuve : Clear Channel est en train de créer une filiale exclusivement consacrée aux vélos en libre service, à l’image de ce qu’a fait JCDecaux à Paris.

Nous sommes quasiment partis de rien, plaide Thierry Raulin, DRH de JCDecaux. Les expériences antérieures (à Lyon, par exemple) sont sans commune mesure avec Vélib. Nous avons dû tout inventer. Notamment trouver de quelle convention collective nous pouvions dépendre : alors que JCDecaux relève de celle de la publicité, nous avons choisi celle du commerce, de la réparation ou de la location des articles de sport et équipements de loisirs. C’est ce qui nous a semblé le plus proche de notre métier. » L’entreprise attend désormais les élections des instances représentatives pour proposer un accord d’intéressement qui devrait améliorer l’ordinaire de rémunérations proches du smic. Les agents de régulation (qui transfèrent, sur des remorques, les vélos d’une station à une autre pour ajuster l’offre à la demande) perçoivent un salaire de base de 1 320 euros brut par mois, auxquels s’ajoutent une prime collective d’objectif de 400 euros par trimestre, un panier-repas de 12 euros par jour travaillé et un intéressement qui devrait représenter un mois de salaire. « Au total, l’équivalent de 1 560 euros par mois, soit 20 % de plus que le smic », détaille Thierry Raulin. Et 40 % de plus qu’à Barcelone, où le salaire de base est de 1 075 euros par mois sur la base de 37 h 30 par semaine. Il est vrai qu’en Espagne le salaire minimum interprofessionnel n’est que de 700 euros sur douze mois.

Ces salaires permettent tout juste de vivre dans des villes comme Paris et Barcelone. Surtout si l’on considère que 44 % des salariés de Vélib sont à temps partiel, avec des contrats de 15, 20 ou 25 heures par semaine : « Parmi eux, nous avons 125 étudiants et seulement 36 non-étudiants, se défend Thierry Raulin. Mais la gestion des équipes en 2 x 8 pour la maintenance et les abonnements et en 3 x 8 pour la régulation – le travail est plus facile la nuit, quand la circulation parisienne est moins dense – nous oblige à adopter ce type d’organisation. » À défaut de temps pleins, Cyclocity s’efforce de limiter les contrats précaires : « Nous avons seulement 13 CDD et une vingtaine de jeunes en contrat d’alternance. »

Dissolvants toxiques

À Paris comme à Barcelone, les salariés reprochent surtout à leurs employeurs de faire des économies sur le matériel, donc sur leur sécurité. « Tout sent l’improvisation, souligne Carlos, chez Bicing. Au début, on nous a envoyés dans la rue sans vêtement de travail ni bandes réfléchissantes. Il a fallu attendre novembre, parce que nous circulions davantage à la nuit tombée, pour qu’on nous en fournisse. Nous avons mis des mois à obtenir des chaussures, des protège-tibias et des gants. Nous utilisons des dissolvants toxiques pour éliminer les graffitis : non seulement les masques bas de gamme ne nous protègent pas, mais nous reprenons le volant après avoir diffusé ces produits qui peuvent provoquer une certaine somnolence. »

Les employés de Bicing ont mis des mois avant d’obtenir des gants et des protège-tibias
Système D

Dans la rue, témoignent les salariés de Bicing, c’est le système D. Une fourgonnette et une remorque (qui peut contenir de 13 à 23 vélos) à manœuvrer tout seul, un seul cône de signalisation, un travail à faire à toute allure : se garer, charger, décharger, repartir, dans des conditions parfois acrobatiques : « Les stations ont été installées en dépit du bon sens. L’entreprise nous rappelle que nous devons respecter le code de la route. Mais, dans les ruelles du quartier de Gracia, nous devons parfois couper la circulation. Ailleurs, nous devons nous garer sur les trottoirs. Quand les PV tombent, c’est pour nous. L’entreprise les rembourse mais c’est nous qui risquons de perdre des points de permis. » Il y a quelque temps, une remorque s’est détachée, en plein carrefour du paseo de Gracia et de l’avenida Diagonal, deux des principaux axes de Barcelone. Elle a failli embarquer une moto ; le conducteur s’en est sorti par miracle. Quant au chauffeur de la fourgonnette, il n’a reçu qu’une consigne : se débrouiller…

La liste des griefs est aussi longue chez Vélib : des remorques si peu solides et difficiles à manœuvrer qu’elles en deviennent dangereuses (l’une d’elles a failli tomber dans la Seine le mois dernier), des agents de régulation pendus en permanence à leur téléphone, y compris au volant, faute de l’ordinateur de bord promis, un parc d’une vingtaine de vélos électriques d’autant plus insuffisants qu’ils sont toujours en panne… « On a le sentiment que JCDecaux a tout fait pour décrocher le marché parisien, qu’il considère comme sa vitrine, estime Thibault Prenez. Quitte à faire des économies de bouts de chandelle et à mettre la sécurité des salariés en jeu. J’ai interpellé Annick Lepetit, adjointe au maire de Paris chargée des transports, pour lui parler de nos conditions de travail, mais elle n’a pas souhaité répondre. » À Paris comme à Barcelone, les municipalités socialistes font la sourde oreille. Et laissent les opérateurs privés se dépatouiller avec le social.

VÉLIB À PARIS

lancement le 15 juillet 2007

Nombre :

20 600 vélos et 1 451 stations

Salariés :

350

Gestion :

Cyclocity, filiale de JCDecaux

BICING À BARCELONE

lancement le 1er mars 2007

Nombre :

4 000 vélos et 300 stations

Salariés :

Plus de 150

Gestion :

Clear Channel et Delfin Group

Des appels d’offres à couteaux tirés

Entreprises d’affichage et de mobilier urbain, l’américain Clear Channel Outdoor et le français JCDecaux se livrent une guerre sans merci pour devenir leader du marché des vélos en libre service. À Paris, l’appel d’offres, lancé fin 2006, a été pour le moins disputé : son contrat d’affichage publicitaire expirant bientôt, la municipalité décide de coupler ce marché avec celui des vélos.

L’appel d’offres prévoit

que l’exploitant devra financer la mise en place et l’exploitation de ce nouveau service et verser, en prime, une redevance de 3,5 millions d’euros par an pendant dix ans. Sur cette base, Clear Channel propose d’installer un réseau de 14 000 vélos, contre seulement 7 500 du côté de JCDecaux. L’afficheur américain décroche le marché. Après avoir décortiqué le montage juridique à la virgule près, JCDecaux parvient à faire annuler l’appel d’offres, qui est relancé en janvier 2007. JCDecaux fait une nouvelle proposition avec 20 600 vélos et remporte le marché en s’engageant à lancer Vélib mi-juillet. En représailles, Clear Channel s’est opposé à l’installation de stations à proximité des gares parisiennes, dont il gère l’affichage et le mobilier urbain. Ambiance !

Auteur

  • Sabine Germain