logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Politique sociale

L’Allemagne qui rit et l’Allemagne qui pleure

Politique sociale | publié le : 01.04.2008 | Thomas Schnee

Alors que certains Länder surfent sur une éclatante réussite économique, d’autres s’enfoncent dans le déclin. Dans l’Allemagne d’aujourd’hui, la fracture sociale s’agrandit, tirant les classes moyennes vers le bas.

Deux records et une fracture sociale, c’est le bilan de l’année 2007 en Allemagne. Les records ? Un solde du commerce extérieur excédentaire de 190 milliards d’euros et un pic historique de 580 000 journées de grève (51 000 en 2004). Outre-Rhin, la richesse est là, mais ne fait plus le bonheur du plus grand nombre. Les mécanismes de redistribution se sont grippés et le dialogue social s’est durci. L’Allemagne réunifiée et mondialisée n’est plus, depuis longtemps, l’espace d’antan, socialement et économiquement homogène. C’est un pays aujourd’hui contrasté, où l’excellence technologique et la réussite économique côtoient les emplois à bas salaires et l’absence de perspectives. Des différences qui sautent aux yeux sur une carte. Si l’on omet certains grands pôles de développement, tels la région de Hambourg ou l’axe Dresde-Leipzig, le nord-est de l’Allemagne est beaucoup plus fortement touché par les restructurations économiques et la mondialisation que le sud-ouest du pays, globalement actif et prospère. Avec, là aussi, des exceptions, comme les anciennes régions minières de la Sarre et de la Ruhr qui n’ont que partiellement tiré un trait sur leur passé industriel.

ODS, le Nokia d’Allemagne de l’Est ? Les gens de Dassow sont furieux. Leur ville, une bourgade de 4 000 habitants installée face à la mer Baltique, est au chômage. L’entreprise britannique qui voulait reprendre l’usine ODS, le plus grand centre européen de production de CD et de DVD vierges, a retiré son offre. Les 1 100 salariés de l’usine ont donc dû rejoindre la « société de transfert » prévue pour les reclasser. Désormais, il ne reste à la ville que quelques maigres activités touristiques dans une région qui compte 17 % de chômage. À Dassow, pas un foyer n’est épargné et les commerçants ont déjà enregistré une baisse de leur activité. On vit en direct un phénomène bien connu dans le monde anglo-saxon : le décrochage économique des classes moyennes (voir encadré page 34). « Chez nous, 100 % de la population est touchée par la faillite. Ce n’est pas comme à Bochum, où il y a encore des ressources », fait remarquer Jurgen Thiergart, responsable du comité d’entreprise de l’usine ODS, en faisant allusion au « scandale Nokia », la fermeture du dernier site allemand de fabrication de téléphones mobiles : « Mais chez nous, personne n’est venu manifester. Les dirigeants politiques ne se sont pas déplacés et Angela Merkel n’a pas appelé », maugrée-t-il. Le parallèle n’est pas anodin car, comme à Bochum, on accuse les patrons de rapacité et les autorités publiques d’aveuglement. Et, comme pour Nokia, ODS a déposé son bilan malgré des carnets de commandes fournis, des cadences de production supérieures à la moyenne et l’obtention de dizaines de millions d’euros de subventions publiques.

Pas de culture syndicale. Mais le parallèle s’arrête là. Car Nokia aura les moyens de financer un plan social de luxe, pas ODS. Par ailleurs, Bochum est une ville de 380 000 habitants, le quatrième centre urbain de la Ruhr. Les partis politiques, les médias et la nation tout entière n’ont donc pas manqué de se mobiliser autour de l’affaire Nokia. Notamment grâce aux pressions exercées par le syndicat IG Metall, fortement implanté dans la région, chez Nokia, Opel ou ThyssenKrupp qui entretient un dernier haut-fourneau à Bochum. À Dassow, en revanche, la culture syndicale ne s’est pas développée depuis la chute du mur. IG Metall n’a jamais pu poser un pied chez ODS.

Dans le Bade-Wurtemberg (4,6 % de chômage), la moitié des entreprises manque de main-d’œuvre

« À Bochum, on a fermé la dernière mine de charbon en 1973, et puis il y a eu la crise de la sidérurgie. Plus tard, il y a eu 5 000 licenciements chez Opel, et maintenant c’est Nokia qui s’en va », résume Nicolas, fils d’une enseignante et d’un Opélien, comme on appelle ici les salariés d’Opel. Le chômage n’est plus « que » de 11 %, contre 42 % à la charnière des années 70-80, car, dans les années 90, de nouvelles entreprises se sont installées. Comme l’informaticien SAP ou, précisément, Nokia.

Désindustrialisation progressive. « Malgré les efforts de la région pour se réorienter vers les services et les nouvelles technologies, la ville continue à vivre le phénomène de désindustrialisation progressive amorcée il y a vingt-cinq ans », note Manfred Wannoffel, chercheur à l’université de Bochum. L’indicateur démographique établi par la Fondation Bertelsmann pour Bochum n’est guère encourageant. Depuis sept ans, la population a diminué de 2,3 % et continuera de baisser. L’indice de mobilité des jeunes, lui, est particulièrement élevé. Quand on le peut, on va vivre et travailler ailleurs. L’un des grands espoirs de la ville reste l’université, le troisième employeur local, qui accueille près de 30 000 étudiants et développe de nombreux projets de coopération avec l’industrie. Dans l’espoir de créer un jour un tissu industriel stable, comme celui qui existe dans les Länder du sud de l’Allemagne. « L’Allemagne profite très fortement de la mondialisation et nous devons aussi en supporter les mauvais côtés », déclarait Michael Glos, ministre fédéral de l’Économie, en plein cœur des protestations contre Nokia. Cette Allemagne-là se concentre surtout entre les rives du Rhin et les contreforts des Alpes bavaroises, et notamment dans le Bade-Wurtemberg, le Land qui affiche le taux de chômage le plus bas d’Allemagne et l’un des réseaux économiques les plus denses. Quelques grands centres de construction automobile et de machines-outils, près de Stuttgart, irriguent la région avec un réseau de sous-traitants, de grosses PME familiales et de centres de recherche. C’est en outre la région la plus ensoleillée du pays, certainement l’un des endroits au monde qui comptent la plus forte densité de grosses cylindrées, Porsche, Mercedes et BMW, bien sûr, mais aussi de panneaux photovoltaïques.

À Freiburg, qui est le centre de l’industrie solaire allemande, les synergies entre les centres de recherche universitaires, cofinancés par des contrats privés, et les entreprises locales sont énormes », confirme Heinrich, un physicien fribourgeois qui s’est converti des lasers au solaire. Au palmarès des dépôts de brevet et des exportations, le Bade-Wurtemberg est dans le peloton de tête européen. Car, à côté des grosses industries ou des secteurs d’avenir, la région aligne un autre record : celui du nombre des « champions cachés », ces entreprises inconnues du grand public mais leaders mondiales sur des marchés hyperspécialisés, tels Herrenknecht, roi de la foreuse géante, Eberspächer, roi du chauffage automobile, ou Meiko, spécialiste du lave-vaisselle industriel.

Paradoxalement, ce dynamisme économique pose problème : « Il nous manque 15 000 ingénieurs et 35 000 ouvriers qualifiés. 52 % de nos entreprises déclarent être bloquées dans leur développement », explique Bernd Bechtold, président de la chambre de commerce et d’industrie du Land. Ce qui débouche sur un manque à gagner régional de 3,5 milliards d’euros en 2007. « Le recrutement dans les autres Länder ou à l’étranger ne suffit pas », insiste Bernd Bechtold : « Nous devons offrir un cadre de travail propice au retour à l’emploi de nombreuses femmes ingénieures qui ont été obligées de choisir entre carrière et enfant. Il faut aussi que nos entreprises apprennent à mobiliser l’expérience des plus de 50 ans, en les préparant de manière adéquate aux défis actuels. »

Les classes moyennes décrochent

C’est du jamais-vu ! L’économie allemande croît mais les salaires baissent ! Ces trois dernières années, la croissance du PIB a été de 7 % et celle du commerce extérieur de 31 %. L’Allemagne compte environ 700 000 chômeurs de moins. Dans le même temps, les salaires réels ont baissé de 3,5 % ! Résultat : la part des salaires dans le revenu national ne cesse de se réduire. Elle a baissé de 71 % à 64 %. Bien évidemment, tout le monde ne bénéficie pas de la même façon de l’augmentation des revenus du capital. Ainsi, les mesures d’allégement fiscal prises ces dernières années en Allemagne ont profité aux 10 % les plus riches (60 % de la richesse nationale). Pour les autres, la pression fiscale n’a pas diminué.

Comme le montre une étude récente de l’Institut d’études économiques allemand (DIW), cela se traduit par un net décrochage vers le bas du niveau de vie des classes moyennes (entre 70 % et 150 % du revenu moyen). À la fin des années 90, celles-ci réunissaient 49 millions de personnes (62 % de la population). En 2006, la proportion n’était plus que de 54 % (5 millions de personnes en moins). Certaines se sont enrichies (+ 1,7 %). Mais la plupart sont allées rejoindre les foyers pauvres (+ 6,5 %).

Auteur

  • Thomas Schnee