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Vie des entreprises

Plaidoyer pour un droit du travail plus contractuel

Vie des entreprises | CHRONIQUE JURIDIQUE | publié le : 01.02.2000 | Jacques Barthélémy

En s'immiscant dans des domaines qui ne relèvent pas des principes d'ordre public, les lois Aubry ont largement piétiné les plates-bandes des partenaires sociaux. Accorder une plus grande autonomie à la négociation serait pourtant un gage d'efficacité économique. Mais cela suppose que la négociation soit équilibrée et que ses acteurs soient légitimes.

Les lois Aubry I et surtout II auront un effet inattendu : celui de susciter réflexions et propositions pour la modernisation du droit du travail. Elles s'inscrivent dans une réglementation de la durée du travail héritée de l'ordonnance de 1982 (39 heures) dont les lois Séguin de 1987 et quinquennale de 1993 ont, quoi qu'on en pense, épousé l'économie : celle-ci s'illustre par la technique de dérogation rendant des normes légales supplétives de dispositions conventionnelles. Les lois sur les 35 heures s'insèrent dans cette logique en accroissant l'espace du droit conventionnel dérogatoire et la place qu'y tient l'accord d'entreprise, plus à même d'adapter les normes juridiques au contexte local.

Est, dès lors, paradoxale l'immixtion du législateur, particulièrement sous forme d'amendements, dans des domaines ne relevant pas de principes et qui, eu égard à l'économie de cette réglementation, seraient plutôt de la compétence des acteurs sociaux. En fixant à l'autonomie de ceux-ci des limites autres que celles nées de ces principes – au premier rang desquels la protection de la santé et de la sécurité –, le législateur complexifie inutilement ce droit, alors que l'un des objectifs du gouvernement était sa simplification. En outre, est un dévoiement sa tendance à traduire dans la loi des solutions jurisprudentielles, souvent déformées, parfois inversées sans raison. Tout cela contribue à faire apparaître ce nouveau tissu législatif comme l'expression d'une forme de technocratie.

La physionomie de la réglementation de la durée du travail comme les critiques suscitées par ce travail législatif récent ne peuvent qu'inciter à jeter les bases d'un droit du travail plus contractuel (voir I). La fonction protectrice de ce droit n'en sera pas altérée si sont forgés les instruments de l'équilibre dans la négociation sociale et de la légitimité de ses acteurs (voir II).

I. Des normes légales supplétives du tissu conventionnel

L'autonomie du droit du travail est justifiée par la suspicion à l'égard du consentement du salarié, conséquence de son état de subordination, qui interdit au contrat individuel de faire seul la loi des parties. D'où l'ordre public social, c'est-à-dire un volume de dispositions légales impératives plus abondant que dans les autres disciplines ainsi que la possibilité pour le salarié de se prévaloir de la solution la plus favorable en cas de conflit de sources. D'où également des présomptions de qualification, parfois irréfragables, des procédures dont le non-respect est sanctionné lourdement et parfois la remise en cause du principe selon lequel la charge de la preuve incombe au demandeur. De tout cela résulte le sentiment, chez les employeurs, de contraintes juridiques excessives, peut-être nécessaires mais nuisant à l'efficacité économique, donc, indirectement, à l'emploi.

Dans un État de droit est inconcevable la régression du niveau des contraintes juridiques car il procède de la fonction protectrice du droit du travail. En revanche, en jouant sur leur nature, peuvent être conciliés aspirations sociales et objectifs économiques : en privilégiant le contrat sur le règlement, pourrait ainsi s'élaborer une architecture adaptable en permanence au contexte particulier de chaque profession et même de chaque entreprise. Encore faut-il, pour qu'employeurs et salariés puissent assumer la responsabilité d'établir leur loi commune, que l'équilibre contractuel soit effectif ; c'est possible par le contrat collectif, qui présente en outre l'avantage d'être, comme la loi, normatif.

En introduisant dans la réglementation de la durée du travail la technique de dérogation, le législateur a posé en principe que l'équilibre des pouvoirs pouvait être effectif dans la négociation sociale : l'autonomie plus grande de l'accord en résultant ne se conçoit pas sans cet équilibre. Dès lors, rien ne s'oppose à l'extension de cette technique à tous les domaines du droit du travail et à ce que la supplétivité des normes légales, aujourd'hui l'exception, devienne la règle. N'auraient un caractère impératif que les dispositions légales concrétisant la notion civiliste d'ordre public. Tel est au demeurant, en matière de durée du travail, le sens de la directive du 23 novembre 1993 que les lois Aubry ont eu comme mission de transposer dans notre droit interne.

Les dispositions d'une convention de branche peuvent aussi devenir supplétives de celles de l'accord d'entreprise – ce qui est souvent le cas en matière de durée du travail – sauf clauses les rendant incontournables, par exemple en considération d'un objectif d'identification de la branche (classification-qualification-formation) ou de solidarité (garanties collectives de protection sociale). Le double niveau de négociation, institutionnalisé par la loi du 13 novembre 1982, contribue au progrès social en favorisant l'accès au droit constitutionnel à la négociation collective. Il peut être aussi facteur d'efficacité économique si, de concurrentes, les négociations de branche et d'entreprise deviennent complémentaires. La différenciation de leurs natures juridiques y contribuerait fortement : si la convention de branche doit, sans perdre sa qualification de contrat, être aussi une loi professionnelle, l'accord d'entreprise gagnerait en efficacité si sa nature contractuelle était plus pure. L'imagination créatrice des acteurs sociaux aiderait à y parvenir : la fixation d'avantages effectifs (et non minima, comme c'est la règle dans la convention de branche), comme une durée limitée à celle des objectifs et de prévisions économiques, contribuerait à faire de l'accord d'entreprise un outil de gestion. Leur incorporation dans le contrat de travail également.

Une telle architecture suppose un dialogue social fructueux au niveau interprofessionnel pour définir les orientations générales sur les grands thèmes (l'emploi, la protection sociale, les conditions de travail…) et les instruments de leur mise en œuvre (les systèmes de concertation, de négociation…). Les règles de la démocratie exigent en revanche que, dans la mesure où syndicats d'employeurs et de salariés sont porteurs d'intérêts catégoriels, le législateur ait la sagesse, en s'inspirant des fondateurs du Code civil, de limiter son ambition à poser les principes, laissant aux acteurs sociaux la responsabilité de les décliner en solutions concrètes. Dès lors, l'espace d'autonomie des négociateurs sur le plan national sera suffisant pour éviter qu'ils ne construisent des solutions illicites et demandent la modification de la loi pour la mettre en conformité avec leur volonté.

II. Procédures de négociation et légitimité des acteurs

Le droit du travail, s'il est moins réglementaire, ne peut remplir sa fonction protectrice que si est effectif l'équilibre des pouvoirs dans le dialogue social. N'organiser l'autonomie du contrat qu'au bénéfice de l'accord collectif obéit à cet objectif, c'est évident. Encore faut-il qu'y soient définies et rendues substantielles les procédures de négociation pour que soient garantis à la fois cet équilibre et un comportement de bonne foi de chaque acteur.

Le droit positif actuel s'intéresse certes à la qualité du dialogue social, particulièrement au sein de l'entreprise où l'indépendance des négociateurs salariés est plus aisément suspecte. Mais, alors que les règles de fonctionnement du comité d'entreprise – appelé seulement à donner un avis préalable à une décision unilatérale de l'employeur – sont d'ordre public, minutieusement précisées par la loi et sanctionnées pénalement, le Code du travail se contente d'inviter les acteurs du contrat collectif – qui définit le « statut » du personnel – à établir ces règles dans un accord de méthode. Laisser aux partenaires sociaux la responsabilité de fixer le nombre, la périodicité, la durée des réunions ainsi que la nature et le volume des informations à remettre par la partie patronale pour permettre aux représentants des salariés de négocier en toute connaissance de cause est sans doute préférable car les règles seront adaptées à la spécificité de la négociation. En revanche, eu égard à leur importance, doit être consacré leur caractère substantiel.

La qualité du dialogue social ne peut qu'être accrue si cet accord définit en outre les moyens de préparer les séances de négociation et de traiter l'information pour la rendre crédible et compréhensible. Cet accord devrait aussi s'intéresser aux moyens de favoriser un comportement de bonne foi. Compte tenu de leur importance pour le succès de la politique contractuelle, ces règles gagneraient à être érigées par la convention de branche, en quelque sorte comme garde-fou à la supplétivité des avantages qu'elle crée. Ainsi se développera la pratique de l'accord d'entreprise sans dommage pour le progrès social. En effet, là où la négociation d'entreprise ne pourra pas prospérer existera néanmoins un tissu conventionnel, celui de la branche, que les négociateurs patronaux ne seront plus tentés de réduire pour laisser un espace plus grand au dialogue social dans l'entreprise.

Un droit du travail marqué par la supplétivité de normes légales ou conventionnelles d'un rang supérieur ne peut se satisfaire de la seule notion de représentativité autorisant chaque syndicat, quelle que soit son audience réelle, à signer valablement seul un accord. La remise en cause possible d'avantages, même si c'est pour en instaurer d'autres, exige que les signataires de l'accord aient en plus une légitimité à l'égard de la collectivité des personnels concernés. Le droit d'opposition permettant aux non-signataires d'un accord dérogatoire ou de révision de le faire réputer non écrit a une telle ambition. Il est toutefois critiquable car il mesure négativement la légitimité des signataires par l'action des autres. Mieux vaut, surtout si la dérogation devient la règle, introduire une mesure positive de cette légitimité sous la forme soit de la ratification à la majorité du personnel d'un projet d'accord négocié classiquement avec les délégués syndicaux, soit du transfert du pouvoir de négociation sur le comité d'entreprise, institution élue par ce personnel, de surcroît ayant la personnalité civile lui permettant de prendre des décisions à la majorité, quitte, pour éviter toute suspicion, à ce que cette attribution soit réservée aux comités dont les membres sont élus sur des listes syndicales.

Pour la convention de branche, le problème ne se pose pas de la même manière eu égard au poids de sa nature réglementaire ; le syndicat y est de ce fait l'acteur naturel de la négociation. Cela étant, on ne pourra pas indéfiniment ignorer le poids respectif de chaque organisation. On en voit les difficultés lorsque l'accord est dérogatoire ; la mesure de la légitimité est ici de la responsabilité du ministre du Travail dans le cadre de la procédure d'extension, condition suspensive d'applicabilité d'un tel accord puisque la clause dérogatoire ne devient licite que par l'arrêté.

Le recul du rôle de l'État dans l'organisation du progrès social est une nécessité pour ne pas compromettre l'efficacité économique et sans doute l'emploi. Cela ne peut toutefois se concevoir sans un syndicalisme fort, condition du transfert de la responsabilité de la protection des travailleurs sur les acteurs sociaux. La réalisation d'une telle ambition passe d'abord par une plus grande humilité du législateur. Elle exige ensuite que soient définies les règles permettant l'autonomie du contrat collectif, au premier rang desquelles les moyens d'optimiser la qualité du dialogue social. L'enjeu est de taille : réconcilier économique et social en faisant du droit du travail une technique d'organisation sans qu'il perde sa fonction protectrice.

Auteur

  • Jacques Barthélémy