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Politique sociale

La médecine du travail mal-en-point

Politique sociale | publié le : 01.01.2008 | Nadia Salem

Moins de médecins, plus de risques, une réforme mal digérée… la médecine du travail est en crise. Sans une action radicale pour assurer la relève, sans clarification des missions des différents intervenants en santé, le pronostic est sombre.

Ce sont les derniers des Mohicans ou du moins se perçoivent-ils ainsi. Médecins du travail engagés dans la vie de leur entreprise ou exerçant dans des services interentreprises, ils sont aux premières loges pour entendre la souffrance physique et mentale des salariés. Pourtant, à l’heure où les risques professionnels explosent (amiante, éthers de glycol, TMS, troubles psychosociaux…), leur nombre se réduit comme peau de chagrin. Dans les services de santé au travail, ils sont environ 6 800 à l’heure actuelle pour couvrir 15,3 millions de salariés du secteur privé. Certains n’hésitent pas à dénoncer une action délibérée des pouvoirs publics. « Il y a eu collusion entre les gouvernements de gauche et de droite pour réduire drastiquement le nombre de médecins du travail », affirme ainsi Bernard Fontaine, médecin du travail à l’Amest, un service de santé au travail basé dans la métropole lilloise. Cette évolution « fait le jeu du patronat qui rêve de les voir disparaître », renchérit Olivier Galamand, médecin du travail chez IBM.

Auteurs d’un récent rapport (octobre 2007) sur le bilan de la réforme de la médecine du travail mise en œuvre en 2004, Françoise Conso et Paul Frimat, professeurs de médecine du travail, tirent eux aussi la sonnette d’alarme. Si rien n’est fait en termes de recrutement, ce sera tout simplement la « catastrophe ». L’équation tient en deux chiffres : d’ici à cinq ans, 1 700 médecins du travail partiront à la retraite alors que seulement 370 nouveaux médecins auront été formés. Les auteurs préconisent d’augmenter « significativement » le nombre de postes au concours de l’internat, pour le porter de 60 actuellement à 100 puis 170. « 2008 sera une année test, considère Paul Frimat. Si ce chiffre est en hausse, ce sera la preuve qu’il existe une réelle volonté des pouvoirs publics de mettre un terme au déclin de la médecine du travail. »

Leur constat est sans appel : faute d’effectifs suffisants, cette médecine est « mal armée pour affronter les transformations du système productif » alors que « les risques sanitaires en milieu de travail se diversifient et deviennent plus complexes à appréhender ». Olivier Galamand, qui a fait reconnaître en maladie professionnelle le suicide d’un salarié d’IBM survenu en mars 2006 à son domicile, en témoigne : « Le stress chronique lié à l’activité professionnelle est en nette augmentation. » Il note aussi que « les salariés viennent de plus en plus spontanément voir le médecin du travail » et observe « des pics, notamment à la fin de l’année, à l’approche de l’entretien annuel d’évaluation ».

Au déficit du recrutement s’ajoute celui de l’enseignement de la discipline. Alors que 50 % des professeurs de médecine du travail partiront à la retraite d’ici à sept ans, la relève n’est pas assurée. Certaines facultés n’ont déjà plus aucun enseignant en médecine du travail, et les étudiants désertent une « filière dévalorisée ». Paul Frimat plaide donc pour une profonde rénovation de la formation, faisant une large place aux risques émergents, aux techniques issues de la santé publique, au monde de l’entreprise, au travail collectif. « Aujourd’hui, l’enseignement de la médecine du travail se résume à neuf heures de cours sur l’ensemble du champ, c’est trop peu », note le professeur. Deux éléments restent à ses yeux primordiaux : le maintien de la médecine du travail en spécialité et l’augmentation du nombre de postes d’internat. Un avis que ne partage pas Bernard Salengro, président du syndicat de médecins du travail de la CFE-CGC, qui préconise de faciliter la reconversion de médecins en activité après une formation et deux à trois ans de tutorat.

« Au-delà de la question du nombre, c’est le fonctionnement des services de santé au travail qu’il faut revoir », note Henri Forest, secrétaire confédéral chargé des conditions de travail à la CFDT. Introduite par la loi de modernisation sociale de 2002, puis précisée par un décret en juillet 2004, la réforme de la médecine du travail répond à une directive européenne du 12 juin 1989 qui a substitué la notion de « santé au travail » à celle de médecine du travail. Cette réforme a sanctuarisé le tiers-temps pour les médecins, qui doivent désormais passer cent cinquante demi-journées par an sur le terrain ; elle a modifié la périodicité de la visite médicale, devenue biennale, sauf pour les populations à risque ; enfin, elle a introduit la notion de pluridisciplinarité avec la possibilité, pour les services de santé au travail, de recourir à des intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP) : ergonomes, psychologues… « Être sur le terrain, c’est bien, mais attention à ne pas perdre le contact avec les salariés », alerte Dominique Huez, médecin du travail d’EDF. Olivier Galamand est du même avis : « Un des moyens de prendre la température dans une entreprise, c’est de recevoir les gens. » Ce dernier reconnaît n’avoir jamais dépassé les 1 200 à 1 500 visites médicales par an, un chiffre en deçà du plafond réglementaire (3 300). Il en va, selon lui, de la qualité de son travail. En effet, le renforcement du tiers-temps ne s’est pas toujours accompagné de moyens supplémentaires. D’où un retard important dans le suivi régulier.

Beaucoup de médecins expriment leur crainte d’une dérive à l’anglo-saxonne où le médecin du travail est limité à la visite d’embauche et où les infirmières deviennent des “officiers de santé”

Le recours à des infirmiers afin de pallier le manque de médecins du travail est l’une des initiatives pour répondre à l’urgence de la situation (voir encadré). Des expérimentations qui laissent les médecins dubitatifs. Dominique Huez refuse en outre de se « transformer en spécialiste des pathologies professionnelles » et dénonce le dévoiement du terme de « clinique médicale du travail » : « Sommes-nous là pour sélectionner sur des critères biologiques les salariés les plus résistants ou proposer un accompagnement clinique afin de permettre aux salariés de rester en bonne santé et de se développer au travail ? »

Beaucoup de médecins expriment également leur crainte d’une dérive à l’anglo-saxonne où le médecin du travail est limité à la visite d’embauche et où les infirmières deviennent des « officiers de santé », selon Bernard Salengro. « Le malaise vient du fait que le métier qui tournait beaucoup autour de la visite d’aptitude est en train de se modifier », analyse Jean-Denis Combrexelle, directeur général du travail. Dans un rapport remis début 2007 à Gérard Larcher, alors ministre délégué à l’Emploi, Hervé Gosselin, conseiller à la chambre sociale de la Cour de cassation, préconisait une présence accrue des médecins sur le terrain. Il recommandait par ailleurs de remettre à plat le système de l’inaptitude au travail. Aujourd’hui, seuls les médecins du travail peuvent rendre un avis d’inaptitude. Celui-ci engage la responsabilité de l’employeur, qui encourt la faute inexcusable s’il n’en tient pas compte. Une épée de Damoclès que les employeurs aimeraient voir disparaître.

Indépendance non garantie. Dominique Huez n’hésite pas à parler de « démantèlement » pur et simple de la médecine du travail. Le praticien s’inquiète de la « construction juridique » de la pluridisciplinarité : « Aujourd’hui, nous n’avons pas de garantie sur l’indépendance des IPRP par rapport à l’employeur. » Olivier Galamand déplore leur manque de formation : « Sur le papier, IBM est en règle. L’entreprise a créé deux postes d’IPRP. En réalité, ils ne servent à rien si ce n’est à mettre en conformité les installations électriques ou déclarer les accidents du travail. Or ils pourraient aider le médecin, notamment dans la prévention du stress. »

La réforme « n’a pas été menée à son terme, concluent Françoise Conso et Paul Frimat. L’organisation des services de santé au travail doit être revue pour passer d’un exercice individuel de la médecine du travail à une pratique collective de la prévention sanitaire en milieu de travail ». Les auteurs proposent d’en passer par la loi pour définir les nouvelles missions des SST. Olivier Galamand ne se dit « pas très optimiste ». Les récentes affaires qui touchent l’institution, détournement de l’argent de la médecine du travail par des Medef territoriaux et mise en examen d’un médecin pour non-assistance à personne en danger, ne font qu’accentuer le malaise.

Des infirmières à la rescousse

L’Amest, à Lille, est l’un des deux services interentreprises autorisés par l’administration du travail à expérimenter la délégation de compétences. Depuis quelques mois, une infirmière pratique, dans le cadre de la surveillance médicale renforcée (SMR), des visites médicales jusque-là réservées au médecin du travail. Elle assure les consultations pour trois catégories de salariés, en alternance avec les médecins : ceux travaillant de nuit, ceux qui travaillent sur écran et ceux qui sont exposés au bruit. « Ce système permet au médecin de se concentrer davantage sur la prévention primaire », reconnaît Bernard Fontaine, médecin du travail à l’Amest, chargé du suivi de cette délégation. Selon lui, « une infirmière de haut niveau, dans le cadre de protocoles validés, peut tout à fait assurer une consultation sur deux à condition qu’elle puisse l’alerter si nécessaire ».

Pour Louis-Marie Hardy, directeur de l’Amest, le recours aux infirmiers et, de façon générale, la pluridisciplinarité dans l’action des SST est « une nécessité ». Avec une équipe de 200 personnes dont 73 médecins, l’Amest couvre 15 500 entreprises et 170 000 salariés du sud de la métropole lilloise. « Des PME du tertiaire majoritairement », explique Louis-Marie Hardy,

« Dans une équipe médicale, les infirmiers peuvent notamment assurer le suivi collectif des salariés, mener des campagnes de santé publique, aider le médecin du travail sur des dossiers chronophages. Ils ne peuvent en aucun cas assurer les visites d’aptitude », estime Louis-Marie Hardy.

Dans ce service interentreprises de santé au travail, la pluridisciplinarité a été formalisée depuis de nombreuses années. Les IPRP (ergonomes, épidémiologues, psychologue du travail…) sont mutualisés entre plusieurs services de santé au travail de l’agglomération lilloise. Pour Bernard Fontaine, « il faut avant tout viser l’efficacité et surtout clarifier les compétences de chacun ».

943

C’est le nombre de services de santé au travail en France. Ils emploient près de 6 800 médecins et 10 500 salariés autres (infirmiers, intervenants en santé, administratifs…).

450

C’est le nombre maximal d’entreprises qu’un médecin du travail peut suivre, selon le décret du 28 juillet 2004. Il était auparavant de 300.

Auteur

  • Nadia Salem