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Enquête

Le travail, genre dramatique

Enquête | publié le : 01.12.2007 | Sandrine Foulon

Le social inspire à nouveau les auteurs. À travers documentaires et fictions, les écrans lui font la part belle, mettant en scène de nouvelles figures de cadres et un monde de l’entreprise bigrement noir.

Mais qu’est-ce qui pousse madame et monsieur Tout-le-Monde, la tête encore farcie par le boulot, à se caler, le soir venu, dans un fauteuil pour regarder un film sur le… travail ? « Le public cherche à dépasser l’opposition temps de loisirs/temps de travail. Alors, pendant leur temps libre, les gens sont disposés à voir un film qui leur parle du travail. Même si une majorité d’entre eux ne sont pas heureux dans leur boulot », explique Gérard Leblanc, réalisateur et professeur à l’ENS Louis-Lumière. Et, de fait, de plus en plus de spectateurs achètent de leur plein gré un billet pour se plonger dans des univers professionnels qui n’ont rien d’une franche rigolade. En témoigne le succès de la Question humaine, fiction de Nicolas Klotz sortie en septembre dernier qui brosse un portrait glaçant d’un psychologue d’entreprise, ou du documentaire Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil, sur les écrans en 2006. À l’issue de ce témoignage éprouvant de salariés en souffrance filmés face à leur thérapeute, le public applaudissait. « J’y suis allée avec mon conjoint. Il est sous antidépresseurs à cause de son job. Le film lui a fait du bien. Il s’est reconnu dans certaines situations », expliquait une spectatrice à la fin de la séance.

Depuis une petite dizaine d’années, plus de ville sans programmation estampillée « travail et cinéma ». Même sur la Croisette, on parle social. En marge de la sélection officielle, Cannes programme désormais une série de films sous la bannière « Vision sociale ». Des films qui, loin d’être des blockbusters, connaissent néanmoins un second souffle grâce à une avalanche de débats. Après sa sortie en salles en mars dernier, le film de Christian Rouaud, les Lip, l’imagination au pouvoir, a donné lieu à plus de 165 débats partout en France. Cette épopée syndicale contre les licenciements dans la célèbre usine de montres a fait 15 000 entrées. C’est peu au regard des 6 millions de spectateurs des dernières aventures de Harry Potter, c’est beaucoup « pour deux heures de jactance sur une grève, à Besançon, il y a trente ans », s’amuse le réalisateur. « Les spectateurs attendent un débat, confirme Nicolas Hatzfeld, historien et membre, avec les chercheurs Gwenaële Rot et Alain Michel, du groupe Nigwal, qui étudie les représentations du travail au cinéma. Et même si ces films restent l’apanage de salles d’art et d’essai, le public n’est plus seulement composé de vieux militants gauchistes. Des jeunes viennent aussi là pour comprendre et échanger. »

Pour sa sortie en 2003, le film du jeune réalisateur Jean-Marc Moutout Violence des échanges en milieu tempéré a également été projeté devant différents publics. « C’était mon premier film social. Je voulais savoir si j’avais trop chargé la barque, voir comment les gens réagiraient. Et les entendre dire que le film était parfois en deça de la réalité fait froid dans le dos. » Avant d’être des succès commerciaux, les films sur le travail sont des phénomènes de société. Et leur impact dépasse de loin le nombre d’entrées.

C’est beaucoup moins vrai à la télévision. Le petit écran préfère la standardisation des métiers – avocats, flics, toubibs… – et ne prend pas de risques. Après trois épisodes, la diffusion d’une série en 2003 mettant en scène un inspecteur du travail – Simon le juste sur France 2 – a brutalement tourné court faute d’audience. Le marché n’était pas mûr et ne l’est toujours pas. « Lorsque j’ai présenté mon projet sur les Lip à un producteur de télévision, il m’a conseillé de faire une fiction, explique Christian Rouaud. J’avais pourtant les protagonistes de l’époque, tous vivants et géniaux. J’ai senti que le film pouvait sortir en salles. » Son documentaire, sur lequel les critiques ne tarissent pas d’éloges, n’est toujours pas acheté par une télévision française qui privilégie les satires et autres comédies du style « Caméra Café », « The Office » ou « Brother & Brother » (voir encadré ci-dessous).

Faute de trouver sa place sur le petit écran, le travail s’épanouit donc au cinéma. Depuis 1995, cette renaissance est d’autant plus flagrante qu’un long silence l’a précédée. « À la fin des années 60, les films sur le travail étaient engagés et militants. Ils devaient servir la cause, explique Nicolas Hatzfeld. Dans les années 80, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, cette veine décroît. Les cinéastes se détournent du sujet, le public aussi. L’époque est à autre chose. Puis, à cause de la crise, la reprise d’intérêt est multiforme. Avec des jeux de traverse entre le réel et la fiction. On réalise une fiction mais on prend des professionnels pour jouer leur propre rôle ». Comme dans Ressources humaines, de Laurent Cantet, sorti en 1999.

Autre évolution, « cette redécouverte du monde du travail se fait au travers de nouvelles figures. Ce n’est plus jamais le prolo et son travail mais le prolo et sa vie sexuelle, le prolo qui se fait larguer… Dans Ressources humaines, l’usine reste importante mais par le prisme de la relation du père avec le fils », ajoute Nicolas Hatzfeld. Ainsi, l’individu incarné par des personnages forts, comme celui de Benoît Magimel qui, pour se venger du licenciement de son père ouvrier couche avec la femme du patron (Selon Matthieu, de Xavier Beauvois, en 2001) ou celui de José Garcia prêt à liquider ses rivaux pour se faire engager (le Couperet, de Costa-Gavras, en 2005), relègue le collectif au second plan.

La compétition entre les candidats devient d’ailleurs un thème central dans les nouvelles représentations du travail. Dans Fair Play (2006), long-métrage sur le harcèlement moral entre six collègues de travail, Lionel Bailliu choisit justement la métaphore sportive (squash, golf, canyoning…) pour scénariser la concurrence. « Dans le couple chômage et emploi, il y a toujours un dominant et un dominé. Jusque dans les années 90, l’emploi était dominé, on parlait surtout chômage. Aujourd’hui, il revient en force », note Gérard Leblanc. Et il revient surtout au travers des cadres. À l’exception de Marcel Trillat qui continue de s’intéresser aux prolos, « qu’on ne nomme plus », les réalisateurs se focalisent sur les cadres qui se livrent des batailles sans merci. « La société s’est tertiarisée. Mécaniquement, il est logique que le cinéma ait accompagné ce changement », explique François Bégaudeau, auteur et critique de cinéma. Et Gérard Leblanc de compléter : « À présent, la clientèle importante au cinéma, ce sont les cadres. »

“Si on traite le travail de façon sérieuse, cela n’intéressera personne. Les metteurs en scène s’attachent à l’anormalité du monde du travail”, souligne le critique Gérard Leblanc

Une relation au travail fascinante. Jean-Marc Moutout s’est volontairement plongé dans l’univers des élites : « La relation au travail est centrale et fascinante. Il fait tellement partie de nos vies et de notre identité que la fiction peut largement s’en inspirer. On peut traiter ce thème par la pénurie, la précarité. Avec Violence des échanges, c’est l’inverse. J’avais envie de l’aborder par un jeune, en haut de l’échelle. » Le film s’achève sur une note trouble. Le consultant joué par Jérémie Renier est-il récompensé ou puni de s’être finalement coulé dans le moule ?

Les longs-métrages sur le travail ne sont pas si nombreux à porter cette ambiguïté. Beaucoup sont radicaux. Dans la Question humaine, de Nicolas Klotz, et le documentaire de Jean-Michel Carré J’ai (très) mal au travail (voir page 28), sorti en salle en octobre, l’entreprise est totalitaire et fascisante, et le manager, son soldat zélé. « Le film de Klotz est admirable sous bien des aspects mais il va trop loin. Il est contre-productif, estime François Bégaudeau. Beaucoup des films très noirs échouent à rendre compte de la véritable cruauté de l’entreprise. » Une férocité qui, pour lui, n’est pas incarnée par le consultant cynique qu’est Laurent Lucas dans Violence des échanges en milieu tempéré mais par le DRH de Ressources humaines. « L’entreprise a quand même inventé un métier dont la vocation est d’atténuer la brutalité et de faire passer la pilule des licenciements. On vire, mais bien. On habille cette dureté d’un tas de procédures. L’art devrait se tenir dans ces subtilités. » Difficile de retranscrire fidèlement ce qui se trame en entreprise. « Si on traite le travail de façon sérieuse, par exemple via les effets des nouvelles technologies sur les relations sociales, cela n’intéressera personne. Les metteurs en scène s’attachent à l’anormalité du monde du travail », souligne Gérard Leblanc.

Et cela est vrai de certains documentaires. Après le retentissement du Cauchemar de Darwin (2005), brûlot dénonçant, à partir de l’exploitation massive de la pêche au lac Victoria, en Tanzanie, les méfaits de la mondialisation, François Garçon, historien de cinéma, a démonté la malhonnêteté du réalisateur, Hubert Sauper, dans Enquête sur le cauchemar de Darwin (Flammarion, 2006). « Mais cela n’a servi à rien. Le public est resté sur son envie de se représenter un monde manichéen. Comme on va voir des films d’épouvante, on aime aller voir l’horreur du travail », poursuit le critique. Le réalisme social fait pourtant son chemin, porté par des metteurs en scène soucieux de brosser un portrait plus juste du travail. Sans idéologie ni militantisme. « C’est le gros mot, note Jean-Marc Moutout. Nous sommes des cinéastes. Avec un regard interrogatif sur le monde. Il n’y a pas d’identification entre mon engagement politique et mes films. Contrairement à un Ken Loach, très marqué par le thatchérisme, nous sommes des enfants de la Nouvelle Vague avec des histoires très différentes. »

Point commun, néanmoins, la capacité de ces auteurs à s’immerger dans leur sujet. Avant de filmer Ressources humaines, Laurent Cantet a passé des mois en usine ; pour Violence des échanges en milieu tempéré, Jean-Marc Moutout a rencontré des consultants, suivi des missions… Christian Rouaud, lui, a recueilli 500 pages d’interviews et s’est plongé trois ans et demi dans l’aventure bisontine avant d’accoucher des Lip. Résultat, ce film qui évoque un événement passé, tout en subtilités et impeccable dans son montage, interroge mieux que jamais le travail d’aujourd’hui…

Même l’art lyrique est touché : en janvier 2007, l’Opéra de la Bastille présentait un Don Giovanni transposé par Michael Haneke dans un décor du type tour de la Défense, avec un héros cadre sup entouré d’une armée d’agents d’entretien.

« B & B » vitriole les mœurs des cadres sup sur Canal +

Un patron tyrannique, une consultante prête à tout, un cadre aussi froid que sa détermination à avancer et… leur souffre-douleur, « cet abruti de Maillard » comme l’appelle le boss qui passe ses rapports à la broyeuse. Les personnages de « Brother & Brother », mini-série vitriolant sur Canal +, depuis 2006, les travers des grandes entreprises, ne font pas dans la dentelle. « Ce sont presque des figures psychanalytiques », rigole Jean-Michel Hua, auteur de cette parodie sur la vie d’une multinationale. La transgression est ailleurs : Amandine, Mérieux et leur boss ne passent pas leur temps devant la machine à café. Ils l’occupent en réunions, à débattre du meilleur choix entre un planning ou un rétroplanning, à discuter CV anonyme ou avancement, à envisager un business éthique ou un quota de handicapés. Sans oublier de procéder à des « analyses comparatives de façon projective » ! Le tout en bon franglais. Codes, jargon, postures, rien ne résiste à Jean-Michel Hua, qui joue la carte du cynisme, sans toujours éviter l’odieux. « J’ai une vision cauchemardesque des multinationales. Elles sont pour moi un théâtre de l’absurde et un monde aliénant », explique ce trentenaire qui a alimenté sa plume à l’encre de ses expériences, de la City à Euro RSCG. C’est d’ailleurs pour faire rire ses pairs, dans la banque ou les cabinets d’affaires, qu’il s’est mis à écrire fin 2004. Travaillées le week-end, les scénettes étaient visibles le lundi sur Internet. Le buzz a vite enflé, appuyé par une solide stratégie (« 300 envois par mail à des HEC, PwC, KPMG, E & Y, etc. »). Jusqu’à provoquer, début 2006, 100 000 téléchargements par mois et alerter la cellule repérage de Canal + « séduite par la liberté de ton et la qualité d’écriture », selon Charlotte Meunier, sa coresponsable.

Voilà comment le blockbuster du Net a été propulsé le dimanche, avant « La Semaine des Guignols » (il est visible désormais le samedi à 13 h 50). Non sans ajustements : Maillard, en butte hier aux tortures psychologiques, déboule avec un œil au beurre noir, les « expressions métiers » ont été délaissées pour élargir la cible. Résultat, même les jeunes diplômés se prennent au jeu. En juillet, les sketches « B & B » ont scandé la soirée des Junior-Entreprises organisée au Sénat. A. F.

Auteur

  • Sandrine Foulon