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Enquête

Des salariés qui trempent leur plume dans l'acide

Enquête | publié le : 01.12.2007 | Anne Fairise

Cadres, consultants, psychologues… ils tirent de leur vécu la matière de leur roman. Mais leurs récits, reportages objectifs ou pures fictions ne content guère le bonheur de travailler.

Pourquoi diable inventer ! Fabienne Godet a vite remisé son synopsis sur la vie de petits malfrats en cours d’écriture quand la directrice du centre de formation qui l’employait a été remplacée par un « nettoyeur ». Licenciements abusifs, pressions, dépressions : en deux mois, le climat a basculé. Un choc pour cette psychologue, dont le collègue le plus proche a été viré « sans raison » : « Plus encore que la violence silencieuse du management, c’est la soumission des salariés qui m’a choquée. » De ce vécu, elle a tiré la matière de son premier long-métrage Sauf le respect que je vous dois, un polar social où un cadre bon teint se rebelle après le suicide d’un collègue. Un film noir sur la violence psychologique en entreprise. Et un petit succès de salle en 2006, avec 140 000 entrées, où elle n’a jamais craint le procès en caricature : « J’ai été témoin et victime de cette réalité », martèle la trentenaire, alors licenciée.

Vincent Petitet, non plus, n’a pas eu besoin de se documenter. Chargé de mission auprès du président d’Arthur Andersen France, ce sciences potard s’est retrouvé en quasi-situation d’entomologiste. Il en est sorti avec une thèse remarquée sur le monde des cabinets d’audit-conseil, influencée par les théories de Michel Foucault sur l’enfermement, et avec un roman, les Nettoyeurs (JC Lattès, 2006), qui vitriole les consultants et dénonce leur management, la « domestication des esprits ». Une écriture née d’un mal-être certain à se retrouver chez AAF : « Imaginez la chanteuse punk-rock Nina Hagen dans un couvent ! J’ai vécu une même forme de dissonance cognitive. Au point d’en avoir des douleurs physiques », raconte cet intello, aujourd’hui consultant « dans un cabinet en phase avec [ses] valeurs ».

Franck Magloire aussi a été rattrapé par son histoire lorsqu’il a pris le stylo. Dans son premier roman, Ouvrière (Éditions de l’Aube, 2006), joli succès à 16 000 exemplaires, l’ex-consultant puis instituteur raconte trente ans de vie à l’usine. Celle de sa mère, Nicole, ouvrière chez Moulinex jusqu’à la fermeture en 2001. Un récit qui ne met pas au centre les luttes ouvrières, mais, à travers la voix d’une femme, la conscience de cette classe disparue et son lot de désillusions. Un acte de « provocation » surtout : « J’ai voulu redonner la littérature au monde de l’usine », raconte l’auteur, qui se défend de tout militantisme, soucieux seulement de « décrypter l’époque contemporaine ».

Silence des pros de la plume. Inutile de chercher à catégoriser. Les « témoins de l’intérieur » qui gagnent le grand écran et plus encore les rayons des librairies forment une vague protéiforme. Jeune diplômé ou cadre confirmé, DRH ou commercial : la veine des métiers, et des statuts fournisseurs de plumes, est variée, quoique très féconde chez les consultants. Tout aussi large est l’éventail des intentions, du récit « objectif » revendiqué par Vincent Petitet au témoignage engagé assumé par Fabienne Godet. Sans oublier la pure volonté littéraire d’un Franck Magloire.

Mais très peu – merci de nous les envoyer ! – content le bonheur en entreprise. La souffrance au travail et le malaise du cadre, fraîchement sorti d’école ou quadra désenchanté, occupent le terrain. Sous la plume de Guy Tournaye, ex-consultant en stratégie et protégé de Philippe Sollers, le cadre sup se mue même en cynique de la pire espèce : il envoie son employeur aux prud’hommes, va pointer à l’ANPE et remet en question le rapport activité-oisiveté (Radiation, Gallimard, 2007). Les dégâts du chômage continuent d’occuper une place de choix, tels les portraits acides de secteurs considérés comme emblématiques de la course à la productivité ou des dérives du management (conseil ou publicité).

Qu’ils soient un coup d’essai ou l’amorce d’une seconde carrière, littéraire, ces ouvrages se retrouvent très vite estampillés « roman d’entreprise ». Un genre délaissé par les auteurs professionnels, qui perçoivent souvent les thèmes de l’entreprise ou du travail comme ennuyeux, voire impropres à la fiction. « C’est un univers complexe : il y a le problème du temps et de la documentation nécessaires aux auteurs pour qu’ils s’imprègnent suffisamment de cet univers », soulignent les éditions Liana Levi. Sans surprise, les auteurs qui s’y collent sont engagés et connaisseurs de l’entreprise. À l’image d’un François Bon, ex-ingénieur en mécanique (Daewoo, Fayard 2004) ou d’un Gérard Mordillat, fils d’ouvrier passé par l’imprimerie (les Vivants et les Morts, Calmann-Lévy, 2005), qui a consacré quatre ans à cet opus de 660 pages narrant l’ultime combat d’ouvriers face à la mort de leur usine, inspirée de Metaleurop. « Les producteurs TV et ciné sont frileux face aux sujets sociaux. Le roman est le seul moyen de réinvestir ce champ et d’y faire exister le monde réel dans lequel nous vivons », note ce « révolté » qui récidive en janvier avec Notre part des ténèbres. Une épopée mettant aux prises des ouvriers et les actionnaires du fonds spéculatif américain qui a vendu leur atelier à l’Inde. Ils les kidnappent, et « la peur change de côté »…

Etre, ou avoir été, un insider n’est pas un gage de succès éditorial, au contraire. Pour que le vécu inspire une œuvre littéraire, il faut d’abord s’en extraire. « Le vrai défi est de créer des personnages débordant le strict cadre de l’archétype et dont on se souviendra. Cela nécessite un supplément de talent », note Laurent Laffont, directeur éditorial chez Lattès. Un écueil qui pousse certains à noircir le trait, à jouer l’hypercaricature, pour justement dépasser la caricature. Un choix souvent judicieux sur le plan commercial. La « carrière » d’Octave Parango, le publicitaire névrosé imaginé par Frédéric Beigbeder dans 99 F (Grasset, 2000), l’atteste : près de 400 000 exemplaires vendus et une sortie fracassante sur grand écran, avec Jean Dujardin dans le rôle-titre.

Creuser la veine hyperréaliste est autrement plus ardu. Thierry Beinstingel, qui s’attache « à faire ressentir l’ensemble de la gamme de sentiments [éprouvés] au travail » en s’attardant sur les détails les plus prosaïques, en témoigne. « On me dit toujours que mes romans sont particulièrement noirs et difficiles d’accès », commente ce conseiller en mobilité dans un service RH de France Télécom, auteur de trois romans (chez Fayard) explorant la perte de sens au travail. Qu’il narre la semaine d’un intérimaire rangeant des composants dans un hangar (Composants, 2002) ou interroge le contenu des CV, nous invitant à une réflexion sur l’identité (CV Roman, 2007). Mais, pour Laurent Laffont, des éditions Lattès, les insiders ne peignent pas l’entreprise plus noire que noire : « Ce n’est pas spécifique au roman d’entreprise. Tous les éditeurs cherchent des comédies, sans en trouver. » La sinistrose est bien plus générale.

Auteur

  • Anne Fairise