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“L’entreprise joue les apprenties sorcières avec ses cadres”

Actu | Entretien | publié le : 01.10.2007 | Sandrine Foulon, Fanny Guinochet

Ce jeune X-Ponts livre un témoignage au vitriol de la vie dans les grands groupes. Selon lui, seules l’incroyance ou la désertion permettent de se préserver.

Cadre supérieur dans une grande entreprise, vous publiez une critique de la vie de bureau sous un pseudonyme. Craignez-vous des représailles ?

Je l’ai fait pour me protéger. Mais j’ai aussi choisi de ne pas citer mon entreprise pour éviter de la stigmatiser. C’est un grand groupe qui a déjà un passif et je souhaitais que mon témoignage soit le plus général possible. Qu’en refermant le livre les lecteurs se disent c’est exactement ça.

Vous décrivez un univers de cadres paranos et morts de peur. Comment l’expliquer ?

La vie de bureau est une expérience sensorielle à part, quasi ontologique. Elle est de plus en plus coupée du réel. Les métiers techniques ont tendance à s’effacer, le terrain n’existe plus. La grande entreprise, surtout dans les services, joue les apprenties sorcières. Elle recrute des cadres sans leur affecter de missions précises, d’où une impression de flottement, source de souffrance psychique. Or les salariés veulent des organigrammes clairs. Et, comme elle s’est attaquée au collectif, jouant la concurrence entre les individus, chacun tremble pour son boulot. Il faut voir avec quelles angoisses et moult sous-entendus les départs et les arrivées sont toujours abondamment commentés.

Vous déplorez l’absence d’aventure collective et de relations chaleureuses, mais vous affirmez aussi qu’on ne travaille pas assez.

L’entreprise entretient avec le temps un rapport irrationnel. En contrepartie de cette pression psychique, elle admet que les cadres règlent leurs problèmes personnels au bureau, qu’ils papotent à la machine à café. Du coup, travail et paratravail s’entremêlent et débouchent sur un faux rythme, une mollesse. Lorsqu’on est étudiant, on sait quand on travaille et quand on s’arrête. Dans l’entreprise, tout se mélange. Étonnamment, les organisations, si sourcilleuses avec les chiffres, gaspillent le temps de leurs salariés. Je ne souhaite pas de contrôle policier mais préférerais qu’on vienne au boulot pour bosser. Au moins, le contrat serait clair. Au lieu de cela, on se conforme aux exigences de l’entreprise qui adore les cadres avec une vie de famille – socialement plus rassurants –, mais qui la sacrifient en restant au boulot après 19 heures…

Pour vous, l’entreprise n’est en quelque sorte qu’un jeu de dupes ?

Chacun joue son rôle et répond aux attentes de l’organisation. Car, plus que tout, l’entreprise a peur de sa propre mort. Elle recherche le conformisme et la stabilité. Rien de tel qu’un père de famille hétérosexuel avec un monospace pour assurer ce continuum. Tant pis pour les créatifs, trop dangereux. C’est le triomphe des juristes et des financiers sur les gens de production. Le résultat est en demi-teinte, sans éclat, mais il s’inscrit dans la durée.

Mais vous affirmez également que le discours de l’entreprise est doctrinaire.

L’entreprise affiche une laïcité de façade. Elle véhicule pourtant des messages politiques forts et le management est sa religion. Parlez des 35 heures en séminaire : tout le monde rivalisera pour qualifier Martine Aubry de fossoyeuse du capitalisme. Mais, à titre individuel, prendre une RTT, qu’est-ce que c’est bon ! Ce déni est irritant et cette hypocrisie accablante. Heureusement, de plus en plus d’incroyants peuplent l’entreprise. Ils font leur travail en gardant une distance personnelle.

DRH et syndicalistes prennent-ils la mesure de ce malaise ?

La DRH pourrait être une oreille mais les cadres ne s’adressent pas à elle. Ils ne lui font pas confiance et lui prêtent d’être associée à la direction. Il manque une « Croix-Rouge » à l’entreprise. Les gens ont tout autant de mal à adhérer au discours syndicaliste. À l’instar des trentenaires de ma génération, je ne crois ni à la lutte, ni au Grand Soir, ni, d’ailleurs, au sabotage, qui est puéril.

Mais vous ne proposez aucune porte de sortie. Pourquoi restez-vous dans le système ?

On reste pour différentes raisons. Parce qu’on peut changer de vie plusieurs fois dans un grand groupe, pour des raisons de vanité sociale… Je préfère avoir des contradictions plutôt que d’être un salaud cohérent bien dans le système. C’est à titre individuel qu’il reste une petite marge de manœuvre. Mais je n’aspire pas à entrer dans la caste des dirigeants. Ma solution, c’est la désertion. Pendant la guerre, j’aurais été déserteur. Au sens de Boris Vian.

TEODORE LIMANN

Cadre supérieur à la direction financière d’une grande entreprise cotée.

PARCOURS

X-Ponts, Teodor Limann a d’abord travaillé deux ans dans le conseil avant d’intégrer un grand groupe. À 32 ans, il est l’auteur d’un premier ouvrage, Morts de peur (Les Empêcheurs de penser en rond/Seuil), sur les travers de « la-vie-de-bureau ».

Auteur

  • Sandrine Foulon, Fanny Guinochet