logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Politique sociale

Les Polonais passent à l’Ouest

Politique sociale | publié le : 01.09.2007 | Anne-Cécile Geoffroy

Depuis l’ouverture des frontières au sein de l’Union européenne, les Polonais s’expatrient en masse. Du coup, la pénurie de bras incite les entreprises locales à faire appel à la main-d’œuvre étrangère et à fidéliser leurs salariés.

Ewa et Marek ont pris leur décision. D’ici à un an, ils quitteront la Pologne pour l’Irlande ou la Grande-Bretagne. « Jusque-là ma femme était très réticente. Elle ne voulait pas s’éloigner de nos familles respectives. Mais la vie est devenue chère. Surtout dans les grandes villes comme Varsovie où l’immobilier flambe », explique Marek. « Ma sœur a 18 ans. Elle est institutrice et gagne 1 000 zlotys (263 euros) par mois, ajoute Ewa. Avec son salaire, elle n’a pas les moyens de se loger. Elle aussi veut partir. Car, pour les jeunes Polonais, il est devenu très difficile d’acheter un appartement, une voiture, d’envisager de faire des enfants, de construire sa vie, tout simplement. »

Depuis l’entrée de leur pays dans l’Union européenne, le 1er mai 2004, les Polonais s’expatrient en masse, aspirant à un meilleur niveau de vie. Le ministère du Travail estime aujourd’hui que 600 000 à 800 000 d’entre eux auraient déjà plié bagage. Des chiffres à prendre avec des pincettes tant les statistiques officielles en matière d’émigration sont sujettes à caution. « Selon d’autres sources, les départs seraient bien plus nombreux, pointe Stéphane Portet, sociologue du travail en poste à Varsovie, qui a participé à l’ouvrage la Pologne [sous la direction de François Bafoil, Fayard, collection “Ceri”, 2007]. Une enquête de l’institut de sondage Centrum Badania Opinii Spolecznej réalisée en mars 2007 estime à 1,2 million le nombre de Polonais partis travailler à l’étranger ces dernières années. Et, selon les chiffres des compagnies aériennes, l’an dernier, 6 millions de Polonais sont entrés et sortis du territoire. Et ce ne sont pas tous des touristes ! »

Des émigrants qui, en majorité, ont jeté leur dévolu sur l’Irlande, la Grande-Bretagne et, dans une moindre mesure, la Suède, les trois premiers pays à avoir ouvert, dès 2004, leur marché du travail aux ressortissants des dix nouveaux États membres. « Les Polonais sont tellement nombreux dans la capitale britannique que, l’an dernier, j’ai eu beaucoup de mal à trouver un poste de serveuse pour un job d’été », explique Natalia, étudiante en relations internationales à Cracovie. En Pologne, cette fuite de main-d’œuvre prend parfois une tournure spectaculaire. « Un matin, c’est la brigade de réception d’un de nos hôtels de Gdansk qui s’est expatriée à Londres. L’un des employés a trouvé la filière et en a fait profiter toute l’équipe », raconte Jean-Philippe Savoye, P-DG d’Orbis, un grand groupe touristique polonais.

Des secteurs en difficulté. Aujourd’hui, cette émigration massive commence à peser lourdement sur de nombreux secteurs de l’économie polonaise. Le BTP en tête, mais aussi la santé, l’éducation, les biens d’équipement, la restauration, l’hôtellerie, l’informatique. Et le phénomène, qui touchait principalement les ouvriers et les fameux plombiers, concerne désormais toutes les catégories sociales et professionnelles et, de plus en plus, les jeunes diplômés. Pour certaines professions, s’exiler est devenu un point de passage obligé. En juin, les médecins des hôpitaux publics ont fait grève pendant plus de cinq semaines. Leur revendication : une augmentation de salaire de 30 %. Car, aujourd’hui, un praticien hospitalier avec vingt ans d’ancienneté émarge à 2 000 zlotys par mois, soit 526 euros. Résultat, les médecins cumulent bien souvent deux emplois, dans le public et le privé.

Lors de cette mobilisation, beaucoup se sont d’ailleurs autolicenciés, menaçant de partir à l’Ouest exercer leur métier. « L’un de mes amis géomètre, tout juste diplômé, vient de s’envoler pour l’Angleterre, raconte Natalia. Et toute sa promotion en a fait autant. S’ils émigrent, c’est pour mieux gagner leur vie, mais aussi parce qu’ils savent que les sociétés polonaises n’ont pas encore les moyens de leur offrir d’évolution professionnelle ou de travailler avec les dernières technologies présentes sur le marché. »

Les entreprises du cru ressentent d’autant plus durement cette pénurie de main-d’œuvre que le pays connaît, depuis plusieurs années, un véritable décollage économique, avec un taux de croissance de 6 % en 2006 et autant en 2007. Il y a encore deux ans, le taux de chômage polonais culminait à 20 %. En mai dernier, 13 % de la population active était au chômage et le gouvernement de coalition au pouvoir compte bien le voir refluer à 11 % d’ici à la fin de l’année. Directeur général de Conforama en Pologne, Stéphane Ahr a vu la pénurie de main-d’œuvre s’aggraver au cours des deux dernières années. « En 2005, pour un poste d’employé, nous recevions 150 CV. Aujourd’hui, je collecte tout juste 10 à 12 réponses par annonce. » Cette surchauffe met en position de force les salariés polonais, qui n’hésitent pas à jouer la surenchère. « Désormais, mieux vaut être maçon ou plombier que médecin en Pologne, raconte Lukasz, stagiaire au Parlement européen à Varsovie. L’an dernier, quand je travaillais encore chez Capgemini, je touchais 1 500 zlotys (394 euros) par mois. Aujourd’hui les jeunes recrues peuvent espérer 2 300 zlotys (605 euros). » Encore très loin, cependant, des salaires pratiqués en Grande-Bretagne !

Le gouvernement a même envisagé d’ouvrir le marché du travail aux Chinois et aux Indiens afin de trouver la main-d’œuvre nécessaire à l’Euro 2012. Une idée vite abandonnée face aux réticences syndicales

Un effet Euro 2012 ? Le gouvernement des frères Kaczynski, membres de la droite chrétienne conservatrice, commence à peine à prendre la mesure de cette hémorragie. « Une équipe interministérielle a été constituée, explique-t-on au ministère du Travail. Ses premières conclusions sont attendues pour la fin de l’année. » L’attribution à la Pologne, en association avec l’Ukraine, de l’organisation du championnat d’Europe de football de 2012 devrait servir de détonateur. « Tout le monde se demande si le pays sera en mesure de relever le défi et de se doter des infrastructures nécessaires », ironise Lukasz. Faute de main-d’œuvre suffisante. « En neuf ans de carrière en Pologne, je n’ai vu construire que 300 kilomètres d’autoroute, malgré l’afflux de fonds européens », déplore Jean-Philippe Savoye, d’Orbis. Signe de cette inquiétude, à Wroclaw, en Basse-Silésie, Rafal Dutkiewicz, le maire de la ville, est allé jusqu’à se payer une campagne de publicité dans les grands quotidiens britanniques l’an dernier pour inciter ses concitoyens à revenir au bercail, leur garantissant un travail à l’arrivée. Mais, pour le moment, personne ne peut dire si cette opération isolée est un succès.

En septembre 2006, le ministère du Travail a bien mis en place une dispense d’autorisation de travail pour les travailleurs saisonniers ukrainiens, russes et biélorusses employés en Pologne pour moins de trois mois. Exonérant par ailleurs les entreprises de la redevance annuelle de 936 zlotys (240 euros) pour l’emploi d’un salarié étranger. Un an après, 250 d’entre eux ont pu en bénéficier alors que, dans le même temps, on estime entre 500 000 et 1 million le nombre d’Ukrainiens travaillant au noir dans les exploitations agricoles polonaises. Le gouvernement a même imaginé ouvrir le marché du travail aux Chinois et aux Indiens, histoire d’aider les entreprises à trouver la main-d’œuvre nécessaire à l’Euro 2012.

Une idée vite abandonnée face aux réticences des syndicats. « Si le but de l’opération était d’attirer des salariés chinois pour faire baisser le prix de la main-d’œuvre, nous étions contre ce dumping social, explique Andrzej Adamczyk, responsable des affaires internationales de Solidarnosc. Les salariés polonais commencent tout juste à profiter de leur adhésion à l’Union européenne. Les salaires augmentent vite. L’an dernier, ils ont progressé de 8 %. Mais ils demeurent encore très bas, comparé aux salaires de l’Europe de l’Ouest, et ces augmentations ne concernent pas tous les Polonais. »

Main-d’œuvre étrangère. Du côté des entreprises, l’urgence est de réduire le coût du travail, jugé trop élevé, et de ralentir l’inflation salariale. « Avec l’Euro 2012 et la nécessité de construire des infrastructures, nous n’aurons sans doute pas d’autre recours que de faire appel à de la main-d’œuvre étrangère, reconnaît Malgorzata Krzysztoszek, responsable des études économiques de l’organisation patronale Lewiatan, qui rassemble les employeurs du secteur privé. Mais le gouvernement doit surtout trouver des solutions à cette pénurie, en favorisant le retour à l’emploi des chômeurs, des femmes, des seniors, des handicapés, et en travaillant à une meilleure adéquation entre les formations et les besoins des entreprises. »

Sur le terrain, les employeurs ne peuvent s’offrir le luxe d’attendre les effets de ce cercle vertueux. Ils recourent déjà à des solutions très concrètes pour attirer et retenir leurs salariés. « Les grandes entreprises proposent toutes des packages santé en plus de la rémunération. C’est devenu un standard en Pologne ces deux dernières années », note Malgorzata Hunin, vice-présidente de Demos en Pologne. « Nous travaillons sur les rémunérations de nos cadres ainsi que sur la formation. Les Polonais sont très demandeurs, explique Stéphane Ahr, à Conforama. Je fais aussi attention à soigner l’ambiance en organisant des événements festifs auxquels j’associe les familles pour fidéliser mes collaborateurs. » D’autres ont imaginé des solutions plus radicales, comme celle adoptée par une entreprise néerlandaise qui rémunère 5 euros la minute les candidats à un emploi pour venir passer un entretien d’embauche !

La déroumanisation est en marche

Radu Voinescu est une exception. Ce Roumain de 30 ans, diplômé d’HEC, a choisi de rentrer dans son pays. En poste chez Accor à Paris, il a préféré retrouver Bucarest en décembre 2006. « Mon pays dispose d’un potentiel énorme. À moi £de l’exploiter. » Installé comme consultant indépendant, il conseille les sociétés occidentales qui cherchent à percer le marché roumain. « Je travaille pour des SSII, mais aussi des sociétés de services. Je n’ai pas de mal à trouver des clients. » Radu Voinescu dit nettement mieux gagner sa vie qu’à Paris. Presque dix fois plus que le salaire moyen, évalué à 400 euros environ. Cristi Nevzoreanu est, lui aussi, revenu. Il coordonne l’installation du technocentre Renault prévue pour la fin de l’année. « J’ai travaillé à Billancourt, au Japon et au Moyen-Orient pour Renault. Quand le constructeur m’a proposé la Roumanie, j’ai dis OK. Ici, tout est à faire. »

Tous, pourtant, ne font pas ce pari. Le rêve de la jeunesse roumaine ? Tenter sa chance ailleurs. Entre 3 et 4 millions de Roumains ont déjà quitté le pays, essentiellement pour s’établir en Europe du Sud. Directeur de l’Institut national des recherches économiques, Mircea Ciumara n’hésite pas à parler de « déroumanisation ». « Les aspirations à la reconnaissance professionnelle et à la réussite sont très fortes. Les cadres roumains rêvent de rejoindre des multinationales aux méthodes de travail éprouvées », constate Dorel Paraschiv, directeur adjoint de l’Institut de développement économique, un organisme de formation continue. S’ensuit une véritable pénurie sur le marché local. « Ici, les directeurs marketing, les informaticiens, les contrôleurs de gestion s’arrachent », note Florence Dobelle, chef de la mission économique de Bucarest. Fondateur de Plexirom, une PME spécialisée dans le mobilier en plastique, Christophe Benzimra confirme : « Impossible de trouver une main-d’œuvre qualifiée. Les Roumains n’ont pas de scrupules à aller chez le plus offrant. » De fait, les salaires flambent. « En deux ans, la rémunération d’un directeur financier a progressé de 150 % ! Aujourd’hui, nous le payons entre 2 000 et 3 000 euros », souligne Philippe Augan, à la tête d’Avenir Télécom. « Même si le coût de la vie en Roumanie, et notamment les loyers, augmente, ces rémunérations garantissent un train de vie de ministre. Mais, pour fidéliser un cadre, il faut lui offrir un package complet : voiture, couverture santé, caution pour des prêts… », poursuit Philippe Augan.

Autre carotte, la garantie d’une promotion éclair. Les sociétés étrangères font des ponts d’or aux Roumains qui étudient à l’étranger : « Nous allons sur les campus en France, en Allemagne pour convaincre les diplômés d’occuper des postes d’encadrement dans nos filiales roumaines », explique Patrick Gelin, P-DG de BRD Société générale à Bucarest. Le gouvernement commence, lui aussi, à se mobiliser en multipliant les annonces pour inciter au retour. Mais, déjà, les immigrés africains ou asiatiques affluent pour prendre les places vacantes.

anny Guinochet, à Bucarest

Auteur

  • Anne-Cécile Geoffroy