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Idées

L'Insee est-il suffisamment indépendant ?

Idées | Débat | publié le : 01.05.2007 |

Le report, à l'automne, de la publication de l'enquête Emploi annuelle de l'Insee et des chiffres révisés du chômage pour 2006 a relancé la polémique. Faut-il que le gardien des statistiques publiques, qui est une direction du ministère de l'Économie, des Finances et de l'Industrie, soit plus indépendant, à l'instar de ses homologues européens ? Les réponses d'un professeur de Paris I, de la secrétaire générale du syndicat CGT de l'Insee et du responsable des statistiques de l'OCDE.

Jacques Freyssinet Professeur émérite à Paris I

“Il faut établir les bases juridiques de l'indépendance du système statistique public”

La controverse engendrée par la décision de l'Insee de retarder à l'automne la publication des résultats complets de l'enquête Emploi 2006 m'a fait changer de position sur cette question. Elle ne concerne pas seulement l'Insee, mais l'ensemble du système statistique public, réparti entre les différents ministères. Il en est ainsi, par exemple, de la Dares au ministère de l'Emploi, directement concernée par les chiffres de l'emploi et du chômage.

Jusqu'alors, on pouvait être convaincu par les arguments en faveur du statu quo. L'insertion du système statistique au sein des différents ministères améliore ses possibilités d'accès à l'information et d'analyse de celle-ci. La fiabilité de sa production est garantie par deux mécanismes complémentaires. En premier lieu, l'expertise et la déontologie des corps de statisticiens publics ne sont pas contestées. De plus, ils tirent leur réputation et leur légitimité des preuves qu'ils donnent de leur indépendance à l'égard du gouvernement. Ils ont tout intérêt à préserver ces bases de leur statut scientifique et social. En second lieu, le Conseil national de l'information statistique (Cnis) joue un rôle actif et fournit aux différents utilisateurs les moyens d'un dialogue exigeant avec les statisticiens. Il l'a encore une fois démontré à propos des chiffres de l'emploi et du chômage.

Cependant, la gravité du conflit qui s'est développé crée une situation nouvelle. Une note anonyme, mais vraisemblablement rédigée par des experts de l'Insee, a gravement mis en doute la pertinence du mode d'actualisation du taux mensuel de chômage qui sera utilisé jusqu'au mois de septembre, c'est-à-dire pendant les campagnes pour les élections présidentielle et législatives. Une assemblée générale des personnels de la Dares a adopté (avec 63 votes pour et 2 abstentions) une résolution qui met en cause les résultats présentés par cet organisme devant le Cnis. Nous sommes entrés, au moins pour quelques mois, dans l'ère du soupçon. Il est vraisemblable qu'elle laissera des traces.

Il ne semble possible de redresser cette situation, désastreuse pour le débat démocratique, qu'en établissant les bases juridiques de l'indépendance du système statistique public, notamment de l'Insee, conformément au Code de bonnes pratiques de la statistique européenne, approuvé par notre pays. Cette exigence ne met nullement en cause l'honnêteté des statisticiens ; elle contribue à accroître leur crédibilité.

Julie Herviant Secrétaire générale du syndicat national CGT de l'Insee

“La meilleure dissuasion reste celle des statisticiens publics et il faut la renforcer”

Le Code de bonnes pratiques de la statistique européenne, avalisé par le conseil Ecofin en 2005, dit que « l'indépendance professionnelle des autorités statistiques assure la crédibilité des statistiques européennes ». Avec, pour indicateur, que « l'indépendance de l'autorité statistique à l'égard des interventions politiques et autres interférences externes dans la production et la diffusion de statistiques publiques est inscrite dans le droit ».

Inscrire l'indépendance professionnelle des statisticiens dans le droit, comme elle l'est dans les autres pays européens ? Cela suffit-il à assurer une indépendance non formelle ? L'enfer étant pavé de bonnes intentions, certains avancent la nécessité d'un changement de statut de l'Insee. Focaliser sur le statut de l'institution par rapport aux garanties que cela représenterait pour les statisticiens pourrait être plus dommageable que profitable.

Comment assurer au mieux l'indépendance de la statistique publique ? Faut-il une loi affirmant les principes d'indépendance et les moyens de les garantir ? Des textes qui prévoient droits et devoirs des statisticiens, instances de contrôle et procédures d'alerte en cas d'atteinte à la déontologie professionnelle ? La réflexion peut s'engager. Mais la loi doit-elle aller jusqu'à donner à l'institut statistique central un statut d'autorité administrative indépendante ? Alors que c'est d'abord le statut professionnel et social des statisticiens publics, leur formation, leur éthique, leur diversité d'opinions, leur crédibilité professionnelle qui donnent la force de rendre publiques et de lutter contre les pressions.

Paradoxalement, la place institutionnelle de l'Insee, direction du ministère de l'Économie, contribue à l'indépendance, avec les garanties du statut de fonctionnaire des « corps Insee », des financements dans le cadre du ministère, un meilleur accès à l'information économique et sociale de toute nature. Alors qu'une ou des agences au statut formellement indépendant verraient ces atouts rapidement fragilisés : pressions sur les budgets, précarité des personnels, appauvrissement de l'accès aux données. Les pressions des autorités politiques sur la statistique publique, d'ailleurs plus fortes vis-à-vis des services des ministères que de l'Insee, sont trop fréquentes. La meilleure dissuasion reste celle des statisticiens publics qui alertent sur les manipulations et insuffisances des chiffres. C'est elle qu'il faut surtout renforcer.

Enrico Giovannini Chef statisticien de l'OCDE

“Pour être crédibles, les offices statistiques doivent être complètement autonomes vis-à-vis des autorités”

Il est généralement admis que des statistiques de qualité constituent un bien public et un élément vital de la démocratie. En même temps, un consensus se développe autour de la nécessité d'élaborer une conception plus globale du progrès qui prenne en compte les considérations sociales, environnementales et économiques, au lieu de se focaliser sur des indicateurs tels que le produit intérieur brut. Deux conclusions découlent de ce constat. Premièrement, la création de savoir devrait être la principale mission d'un institut de statistique moderne. Le rôle des statisticiens officiels ne peut pas se borner à produire et à diffuser des données : cette activité doit s'accompagner d'efforts continus pour aider les utilisateurs à mieux comprendre, au moyen de statistiques fiables et pertinentes, le monde dans lequel ils vivent et à prendre des décisions appropriées. Naturellement, pour être crédibles, les offices statistiques doivent être complètement autonomes vis-à-vis des autorités, et cette autonomie doit être perçue par l'opinion. À cet égard, les pays de l'OCDE suivent différents modèles. Plusieurs d'entre eux, le Royaume-Uni par exemple, sont en train de réexaminer la situation actuelle. Dans certains pays, notamment en France, les organismes statistiques comme l'Insee font partie d'importants ministères, dans d'autres ce sont des instituts de recherche publics. Ce qui est clair, c'est que la réputation d'indépendance s'acquiert jour après jour, en appliquant des normes professionnelles et éthiques, en produisant des données pertinentes et exactes, en annonçant des calendriers de publication et en les respectant.

Deuxièmement, les statisticiens devraient accorder plus d'attention aux travaux de recherche visant à élaborer des indicateurs du progrès. Là encore, les expériences varient d'un pays à l'autre : dans certains, comme la France, les offices statistiques ont une tradition de recherche économique et sociale, dans d'autres ils ne produisent que des chiffres et ne peuvent pas les analyser. Ce qui ressort de ces expériences, c'est que des études sur les questions économiques et sociales peuvent accroître la pertinence et l'influence des offices statistiques, contribuant ainsi à renforcer leur autonomie. Le deuxième Forum mondial de l'OCDE, en juin 2007, offrira une occasion unique d'explorer ces thèmes et de formuler des recommandations sur la façon dont les offices statistiques peuvent jouer un rôle fondamental dans une société démocratique à l'ère de l'information.