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Politique sociale

Les avocats, bien seuls à défendre la cause des travailleurs chinois

Politique sociale | publié le : 01.04.2007 | Joris Zylberman

Faute de syndicats dignes de ce nom, ce sont des juristes indépendants qui, de fait, défendent les droits des travailleurs en Chine. En particulier ceux des migrants. Portraits de ces « avocats aux pieds nus », à Shanghai.

Je suis ici pour qu'on défende mes droits. » Assis dans un coin de la grande salle du centre d'aide juridique de Shanghai, Xianli attend son tour avec inquiétude. Il a perdu l'index et le majeur de la main droite dans un accident de machine-outil. Ouvrier dans une filterie de la banlieue de Shanghai depuis six mois, ce jeune homme de 24 ans connaît un sort malheureusement peu original en Chine. Xianli est un mingong, un travailleur migrant, venu de la province rurale du Henan chercher de quoi faire vivre sa famille.

Selon les chiffres officiels, ces petites mains de « l'atelier du monde » seraient entre 150 millions et 200 millions à faire fonctionner les usines chinoises et étrangères. Comme les autres, Xianli a tout accepté en arrivant à Shanghai. Un salaire de misère, pas de contrat ni de sécurité sur le lieu de travail… Et, au bout du compte, son patron a refusé de payer les soins, prétendant, en outre, que Xianli n'avait jamais travaillé pour lui. Difficile à digérer. « J'ai déposé une plainte au département municipal du Travail. On m'a répondu qu'il n'y avait rien à faire puisque je n'avais pas signé de document légal. Alors un ami m'a conseillé de venir au centre. »

Les 93 bannières de Dong Baohua

Debout près de la porte de son bureau, Dong Baohua a tout entendu. « On va vous aider », promet-il. Ce professeur de l'université Huadong de politique et de droit à Shanghai a créé en 2000 ce centre d'aide juridique gratuite aux travailleurs, le seul de son espèce dans la métropole. Les murs sont tapissés de bannières pourpres avec des caractères chinois dorés, « témoignages de reconnaissance des travailleurs qui ont obtenu gain de cause grâce à nous », indique l'universitaire. L'un d'eux, Zhang Zhigao, avait quitté le Hubei, une province au sud de Pékin, pour gagner de l'argent dans la construction. Un projet interrompu par une fracture de la main pendant qu'il recouvrait une chaussée de goudron. « L'affaire remonte à 2004, se souvient Dong. Nous avons demandé qu'il bénéficie de la protection légale donnant droit aux remboursements en cas d'accident du travail. » Le professeur intente huit procès contre le patron de son client, chaque fois débouté de sa plainte faute de documents juridiquement valables. « C'était dur car nous avions réuni toutes les preuves de l'accident, l'heure, le lieu et la cause, ajoutés à la confirmation arrachée au patron lui-même. » Dong Baohua ne désarme pas. Il porte le cas devant la direction du Parti communiste de Shanghai. Dans le même temps, il organise une campagne de presse, multipliant les apparitions dans les médias. Au total, trois ans d'efforts finalement couronnés de succès, puisque le Parti a jugé que « l'ouvrier Zhang mérit[ait] une protection » et lui a accordé le droit à une indemnisation.

Au total, Dong Baohua compte 93 bannières. Mais ces signes de reconnaissance, qui sont autant de victoires contre l'arbitraire, lui laissent un goût amer : « Nous gagnons grâce à des décisions subjectives. Du coup, il faut recommencer chaque fois le même combat laborieux car le fond du problème demeure : la loi se moque des travailleurs migrants illégaux. D'un côté, elle accepte le principe d'une couverture accident du travail, y compris pour les employés non déclarés. De l'autre, elle réclame une preuve légale de l'appartenance à l'usine. C'est inadmissible. »

Selon le professeur de droit, inutile de compter sur les autorités. « La tradition est bien ancrée : en ville, on ne s'occupe que des travailleurs qui possèdent un état civil “citadin”, ce qui est interdit aux migrants des campagnes pour des raisons politiques de maîtrise de l'exode rural. Les juges n'en ont cure et le Syndicat ne fait rien. » Le Syndicat étant l'organe officiel du Parti, seul habilité à s'occuper des ouvriers. Non représentatif, il est chargé d'appliquer la ligne des autorités, la plupart du temps en collusion avec les patrons à l'échelon local. Les municipalités ferment encore largement les yeux sur la condition des mingong afin de préserver l'avantage compétitif du pays : une main-d'œuvre à la fois bon marché, démunie et désorganisée.

« Avocats aux pieds nus »

Conséquence, les ouvriers n'attendent rien des structures syndicales officielles. Mieux, comme la notion de syndicat représentatif et libre est bannie, le monde du travail s'est judiciarisé dans les métropoles chinoises. Les avocats spécialistes en droit du travail deviennent de facto les défenseurs des travailleurs. Depuis la réhabilitation du métier d'avocat au début des années 80 et le rétablissement des droits de la défense en 1997, les juristes ont pu s'installer en libéral. Souvent associés, il sont 6 700 à Shanghai. Mais impossible de chiffrer leur nombre à l'échelle de la Chine. Et encore moins de recenser les « travaillistes » parmi les nombreux avocats d'affaires, mieux rémunérés. Malgré leurs honoraires peu élevés, les ouvriers peuvent rarement faire appel à eux.

« Malheureusement, nous ne plaidons guère les cas des migrants sans contrat, car ils n'ont pas les moyens de se payer nos services », reconnaît Sun Weixin, associé au cabinet Sanshi. Ses honoraires les plus bas s'échelonnent entre 200 et 300 euros, soit trois à quatre fois plus que le salaire moyen d'un migrant. Certains avocats ont donc décidé de les défendre gratuitement, à l'image de Dong Baohua. Même s'il le dénie, cette démarche ressemble fort à un combat d'« avocats aux pieds nus » – en référence aux « médecins aux pieds nus » encouragés par Mao à inculquer l'hygiène de base dans les campagnes. Cinquante ans plus tard, ces défenseurs des salariés forment un réseau informel de juristes, pour la plupart militants de l'État de droit.

Electrons libres, ces avocats militants s'exposent à toutes sortes de représailles. En octobre dernier, la presse shanghaïenne révélait le sort de Me He Wei, un avocat battu et retenu en otage pendant deux heures dans une imprimerie de la ville, car il défendait une migrante de 17 ans. Au printemps 2006, la jeune fille avait perdu trois doigts dans une machine. Le directeur de l'imprimerie, non content de refuser de l'indemniser, avait suspendu ses allocations santé. Lorsque l'avocat est arrivé avec elle à l'usine, il a été tabassé par le dirigeant de l'entreprise et six de ses hommes. La police, avertie par la jeune ouvrière, l'a retrouvé en sang, le tympan gauche crevé. L'enquête n'a encore donné lieu à aucune poursuite. Deux mois auparavant, les journaux locaux avaient signalé une affaire du même acabit. Celle de l'avocat Mao Liequn, molesté par dix inconnus sur le port de Shanghai alors qu'il tentait de défendre deux dockers licenciés abusivement. Là non plus, les agresseurs n'ont toujours pas été arrêtés. Seule réaction : l'Association des avocats de Shanghai a lancé un appel aux autorités pour qu'elles les protègent comme les policiers.

« Attention à ne pas généraliser ces cas de violence, nuance cependant Dong Baohua. À Shanghai, l'environnement juridique est relativement stable, même s'il est loin d'être parfait [il n'existe pas de séparation des pouvoirs en Chine et les autorités contrôlent magistrats et avocats, NDLR]. C'est hors des métropoles qu'il faut craindre pour sa sécurité. » Pour preuve, le centre juridique de Dong bénéficie d'une certaine liberté d'action, notamment grâce aux subventions étrangères. C'est l'aide décisive de l'ambassade du Canada qui a permis l'ouverture du centre sous la forme d'un programme « société civile », inhabituel en Chine dans un domaine aussi sensible.

Financé par Ford ou Nike…

En 2001, le gouvernement chinois, par la voix du Premier ministre Wen Jiabao, a reconnu pour la première fois la condition déplorable des travailleurs migrants. « Dès lors, se souvient Dong, il a suffi d'affilier le centre au Syndicat du Parti et de faire entrer nos succès dans ses statistiques pour qu'on nous fiche la paix. » Aujourd'hui, l'ambassade de Hollande, la Fondation Ford et même des multinationales étrangères comme Nike financent la structure. En particulier, des programmes de formation au droit du travail pour les juges comme pour les salariés. Le centre compte désormais quatre antennes à Shanghai, animées par une cinquantaine d'étudiants du professeur Dong, encadrés par une demi-douzaine de consultants, d'anciens cadres déçus du Syndicat. Signe que les temps changent, le 6 février dernier, le gouvernement de Pékin a lancé un programme d'un an subventionné par les Nations unies destiné à former des avocats à la défense des migrants.

Depuis la rentrée 2006, une nouvelle loi sur le contrat de travail est même en cours d'examen. Mais on est loin du compte, selon Dong Baohua : « Cette nouvelle législation ne dit rien sur les travailleurs migrants. Ce ne sont que des slogans. Il faut supprimer les contradictions légales. C'est le seul moyen de fermer ce que nous appelons les usines du sang et de la sueur. Du sang parce que les travailleurs illégaux n'ont pas de protection en cas d'accident. De la sueur, parce qu'ils sont rarement payés pour leur labeur. »

Auteur

  • Joris Zylberman