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Vie des entreprises

Thierry Labbé traduit le mode d'emploi Dell en français

Vie des entreprises | Méthode | publié le : 01.03.2007 | Éric Béal

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Thierry Labbé traduit le mode d'emploi Dell en français

Crédit photo Éric Béal

Le job du patron de Dell ? Adapter la GRH très américaine du fabricant de PC au contexte hexagonal à l'aide d'une bordée d'indicateurs et d'outils destinés à rationaliser les décisions des managers. Une stratégie payante en termes de résultats mais stressante pour les salariés.

The boss is back. » Trois ans après avoir confié les rênes de sa société à Kevin Rollins, Michael Dell est revenu aux commandes en février. En 2005, Dell s'était pourtant hissé au premier rang mondial de l'industrie du PC, devant Hewlett-Packard et IBM, mais le fabricant d'ordinateurs et de périphériques a vu ses résultats s'effriter et son chiffre d'affaires piétiner durant l'année 2006.

Pour autant, la situation n'a rien de désespéré, comme le rappelle Thierry Labbé, vice-président et directeur général de Dell France depuis cinq ans. « Dell n'est pas malade. Au dernier trimestre 2006, nous avons réalisé 495 millions d'euros de bénéfices. L'entreprise dispose d'une réserve de 8,3 milliards d'euros pour assurer son développement », explique ce diplômé de Polytechnique Lausanne et de l'Insead. Mais une croissance de 5 % après des scores à deux chiffres entre 1995 et 2005 a de quoi affoler la Bourse. Du coup, Michael Dell a supprimé les bonus 2006 pour les dirigeants et les a remplacés par des primes sur objectifs pour les autres salariés concernés. Le fondateur a également diminué le nombre de cadres dirigeants au siège texan de Round Rock afin de réduire « la bureaucratie, qui coûte cher et nous ralentit ». Passé par Texas Instruments, Compaq et Cisco Systems, Thierry Labbé est familier de cette culture de la performance, de l'individualisation et de la réduction des coûts. Des notions qui dictent la GRH chez Dell.

1 Réduire les coûts

Fort d'une croissance supérieure à celle du groupe sur son périmètre (France, Italie et Espagne), Dell France n'a pas grand-chose à craindre du retour de Michael Dell. Dans l'Hexagone, les effectifs ont augmenté de 160 personnes en 2006, pour atteindre 1 340 salariés répartis sur deux sites. À Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine), 400 commerciaux gèrent les clients les plus importants. Mais c'est à Montpellier (Hérault) qu'est installé le gros des troupes, près de 1 000 personnes. Des commerciaux spécialisés dans la vente aux PME et des techniciens qui assurent le support technique après-vente. Le business model de Dell se caractérise par la vente directe. 90 % des commandes sont réalisés à travers le site Internet. La production se cale sur les commandes, ce qui réduit les stocks de produits finis. Un bon moyen de comprimer les frais fixes.

En Europe, le groupe d'origine américaine se joue des frontières. Une usine installée en Irlande alimente le marché. Elle sera bientôt secondée par un deuxième site en Pologne. De la même façon, un bon tiers des salariés de Montpellier travaille pour les marchés italien, espagnol ou grec. Quelque 26 nationalités se côtoient sur le site dans une ambiance de campus universitaire. Sur les panneaux d'information syndicale, les tracts CGT sont présentés en trois versions : française, anglaise et espagnole. Dans les étages, les salariés en jean et tee-shirt travaillent en open space. Les responsables ne sont pas mieux lotis. Xavier Molinié, DRH France, également codirecteur du site, est installé dans un coin de salle au rez-de-chaussée. « C'est le modèle de l'entreprise. Les frais généraux sont réduits à leur plus simple expression pour garantir les prix les plus bas à nos clients », explique-t-il. Même régime pour Thierry Labbé, qui se targue de voyager en classe éco.

En 2003, cette recherche systématique du moindre coût a conduit le groupe américain à transférer la gestion du service après-vente pour les particuliers de Montpellier à Casablanca. « Nous avons transféré les activités à faible valeur ajoutée, explique Thierry Labbé. Les salaires sont deux fois moins élevés là-bas et les gens travaillent le samedi sans surcoût. Or c'est le jour où les particuliers appellent le plus. En outre, nous avons fait monter en compétences les salariés français qui perdaient leur job. » À l'époque, ce déménagement avait inquiété les représentants du personnel qui redoutaient de voir les emplois fuir de France. « Le comité d'entreprise s'est fortement impliqué, indique Jean Ruiz, DS CFTC. Aucun plan social n'a eu lieu. » Trois ans après, les effectifs montpelliérains ont augmenté de plus de 200 personnes.

2 Formaliser le management

« Dell mesure tout et segmente tout afin d'analyser la situation et d'en tirer des objectifs pour l'avenir », explique Thierry Labbé. Ce qui est vrai de la gestion des clients ou du budget l'est aussi de la gestion des hommes. Un classement des meilleurs employés est constitué chaque année, et les dix meilleurs gagnent un voyage. Mais ce sont surtout les très nombreux rendez-vous entre un cadre et ses collaborateurs qui sont la marque de fabrique du management Dell. Un entretien tous les quinze jours permet de passer en revue les projets en cours. Sans compter quatre étapes obligées : en début d'année, le manager fixe les objectifs annuels de son collaborateur. Six mois plus tard, c'est le medium review pour faire le point. En fin d'année, le merit review permet d'apprécier les résultats obtenus. Enfin, un dernier rendez-vous aborde le plan de développement personnel du salarié, l'IDP en langage Dell. Sont évoqués ses souhaits de progression de carrière, les compétences à acquérir pour évoluer, les formations pour y parvenir.

« Grâce aux différents outils de GRH à notre disposition, les relations entre un manager et ses collaborateurs sont très contractuelles. Après chaque IDP, le salarié peut modifier son dossier personnel sur l'intranet en fonction de ce dont nous avons convenu. En validant, je m'engage à l'aider à progresser pour atteindre les objectifs qu'il s'est fixés », explique Jean Ruiz, qui, outre ses responsabilités syndicales, est aussi responsable du département vente PME Espagne. « Le système Dell est fondé sur l'objectivité. Les objectifs individuels doivent être réalistes, atteignables et mesurables », précise Xavier Molinié.

Pour autant, le côté scientifique de ce mode de management ne fait pas l'unanimité chez les syndicats. « Le système est séduisant en théorie. Mais, dans la réalité, il pèse sur la santé des gens, estime Marco Alba, de la CGT. La recherche incessante de résultat provoque un stress important. Au point que le CHSCT a demandé la réalisation d'une enquête de morbidité en 2005 afin de mesurer le nombre et la fréquence des maladies parmi les employés de Dell. » L'enquête n'a pas pu être menée jusqu'au bout, mais, sur les 336 personnes rencontrées par le médecin du travail, 22 % souffraient d'hypertension et 18 % présentaient des signes dépressifs plus ou moins aigus. Des taux significatifs pour une population dont la moyenne d'âge tourne autour de 35 ans. Côté DRH, on reconnaît que 50 % des départs annuels sont justifiés par une insuffisance de résultat, mais on souligne que les coachs internes sont justement là pour aider les salariés à faire face. Ce que conteste le DS CGT : « Lorsque les résultats sont mauvais, on leur colle un coach sur le dos et ils ont trois mois pour faire leurs preuves. Le manager engage un “plan d'amélioration personnel”. Nous, on parle d'un “prêt-à-partir…” »

3 Individualiser la GRH

Le budget consacré aux augmentations de salaire est tout entier dévolu aux mesures individuelles. La paie des commerciaux est constituée d'un fixe de 60 % et d'un variable de 40 %, calculé chaque mois en fonction des résultats. Sans compter les Spif, sorte de compétition interne pour placer un produit ou une solution de financement auprès des clients. Avec rémunération complémentaire à la clé. Les techniciens, quant à eux, peuvent espérer un bonus. Mais celui-ci dépend des résultats du groupe dans le monde, en Europe, ainsi que de la performance personnelle.

Grâce à la progression du chiffre d'affaires, à l'ouverture de nouveaux départements et aussi au turnover non négligeable (9,02 % en 2006, en régression par rapport aux années précédentes), la gestion des carrières est dynamique. Entre 35 et 40 % des postes libérés sont pourvus en interne. « Les postes disponibles sont présentés sur l'intranet et dans Talent Acquisition, une lettre hebdomadaire reçue par tous les salariés », indique Nathanael Juricic, le chargé du recrutement et des carrières. « Nous aimerions qu'un poste sur deux soit pourvu en interne », indique Xavier Molinié, le DRH. Et d'expliquer qu'en parallèle son service met les bouchées doubles afin d'améliorer ses rapports avec les écoles d'ingénieurs et de commerce de l'Hérault. Objectif : augmenter l'embauche de jeunes à potentiel. À l'instar d'Anne-Laure Fresse , entrée comme standardiste à 19 ans avec un BTS et une parfaite maîtrise de l'italien. En sept ans de présence, elle est passée de la réception de commandes par Internet à plusieurs postes d'assistante commerciale. Elle gère un portefeuille de 60 grands comptes. « Le career path [mobilité de carrière en langage interne, NDLR] est une religion chez Dell. Les salariés peuvent évoluer en se spécialisant dans un métier ou en prenant des responsabilités de manager ou de coach », explique Jean-Pierre Berronne, responsable du département support technique pour l'Europe du Sud.

Cette individualisation poussée des rémunérations et des parcours n'empêche pas les salariés de profiter d'avantages collectifs non négligeables. La couverture prévoyance et mutuelle est gratuite pour tous. « Elle englobe le conjoint et les enfants pour un taux proche de 100 % », explique Sébastien Boulle, responsable compensation & benefits. L'entreprise propose également une conciergerie sur ses deux sites : repassage, réparation auto, cordonnerie, clés minute ou travaux de couture sont réalisés par une association dont l'abonnement est payé par Dell. Et une crèche d'entreprise devrait prochainement ouvrir ses portes à Montpellier. La direction a aussi mis en place un programme Work life balance pour permettre aux salariés de concilier vie privée et vie professionnelle. Au menu, des possibilités de home office, ou travail à la maison, et une gestion souple des horaires en cas de besoin. Contradiction, la direction est tout de même revenue sur l'accord 35 heures il y a deux ans, passant de vingt-deux jours de RTT à onze pour les commerciaux.

4 S'appuyer sur la formation

Manager de proximité chez Dell n'est pas un poste de tout repos. Comme leurs collaborateurs, ils sont régulièrement évalués. Et notamment par l'intermédiaire d'une enquête sociale baptisée Tell Dell. Réalisée tous les six mois par un prestataire extérieur, elle est l'occasion pour les collaborateurs d'exprimer un avis anonyme sur le mode de management, la culture d'entreprise et leur engagement personnel. « Plus de neuf personnes sur dix répondent à ce questionnaire. Si le taux d'insatisfaction dans un service est important, nous demandons au manager de proposer un plan d'action pour remédier au problème », indique Xavier Molinié, qui avoue que certains retours peuvent être virulents. Pas étonnant, dès lors, de voir la direction soigner la formation de ses cadres, premiers supports de la GRH dans l'entreprise américaine. « Tous les futurs managers suivent une formation à l'intégration aux fonctions d'encadrement », indique Élodie Lombardo, responsable de la formation. Process RH, gestion des rendez-vous avec les collaborateurs, utilisation des outils informatiques de gestion des compétences et des performances, la formation s'étale sur quinze mois et comprend vingt-cinq journées. À cela s'ajoutent l'aide d'un formateur en développement personnel et communication et l'appui d'un coach pour travailler la prise de parole en public ou l'écoute des collaborateurs.

Plus globalement, Dell mise sur la formation accessible à tous et dépense 5,8 % de sa masse salariale dans le budget learning and development. « Les équipes ont besoin de monter en compétence pour mieux servir nos clients », indique Élodie Lombardo. Huit formateurs internes proposent 46 formations différentes. Les techniciens peuvent ainsi obtenir des certifications sur des matériels, reconnues sur le marché du travail. D'autres programmes, comme People in play, sont destinés à se préparer à des fonctions spécifiques, du coach au manager de projet en passant par différents postes de technico-commercial. Ces derniers programmes allient formations classiques et tutorat pendant six mois.

Pour améliorer le dialogue social, Xavier Molinié compte même proposer aux membres du CE et aux élus du personnel une formation économique pour mieux comprendre la gestion d'une entreprise : « Les échanges sont de meilleure qualité quand on emploie un vocabulaire identique. » Le DRH a du pain sur la planche dans ce domaine. Avec son mode de gestion du personnel centré sur l'individu, Dell n'a jusqu'ici pas privilégié les relations avec les instances représentatives du personnel. « Nous manquons d'informations précises sur les évolutions d'effectifs », déplore un membre du CE de Montpellier. Management à l'américaine et dialogue social à la française ne font pas toujours bon ménage…

Repères

Fondé en 1984 par Michael Dell, le fabricant d'ordinateurs illustre parfaitement le mythe américain de la création d'entreprise. Âgé de 19 ans à l'époque, le fondateur n'avait pas plus de 1 000 dollars en poche. Aux États-Unis, l'entreprise est numéro un sur le marché des entreprises comme sur celui du grand public. En France, elle réalise 89 % de son chiffre d'affaires avec les entreprises. Dell leur vend non seulement ses PC, mais également des services associés.

1984 Création de Dell dans une chambre d'étudiant, au Texas.

1989 Début de l'implantation en France.

2003 Ouverture du site de Casablanca.

2006 Michael Dell reprend les rênes de l'entreprise, trois ans après avoir installé Kevin Rollins à sa tête.

Les effectifs de Dell France sont en croissance régulière depuis les cinq dernières années. 90 % des salariés sont en CDI.

ENTRETIEN AVEC THIERRY LABBÉ, DG DE DELL FRANCE ET VICE-PRÉSIDENT DE DELL
“Il faudrait augmenter les revenus du travail et sans doute diminuer ceux du capital”

La décision de Michael Dell de supprimer les bonus pour 2006 a-t-elle suscité du mécontentement au sein du personnel ?

Non, car, pour la majorité des salariés, le système demeure identique. Le bonus est calculé suivant trois critères : la performance du groupe au niveau mondial, les résultats en Europe et the individual modifier, c'est-à-dire la performance individuelle. Un peu moins de la moitié des effectifs français verront les deux premiers critères diminuer de 20 % en 2006. Ce n'est pas la première fois que cela nous arrive. Au moment de l'éclatement de la bulle Internet, les bonus ont été purement supprimés. Là, ce sont surtout les managers qui seront touchés. Les top managers verront même leurs bonus disparaître. Ce qui me paraît logique, d'ailleurs, car ils influencent directement les résultats du groupe. Cela devrait être plus souvent le cas. Voir des patrons dont les résultats ne sont pas bons partir avec des golden parachutes ou gagner beaucoup d'argent grâce à des stock-options a quelque chose d'indécent.

La maison mère a réduit les coûts en délocalisant les centres d'appels en Inde et aux Philippines. Dell France va-t-il adopter la même politique ?

Nous sommes allés trop loin dans la baisse des coûts aux États-Unis. En délocalisant les centres de support technique de façon systématique, nous avons fortement baissé le taux de satisfaction de nos clients. Dell USA va revenir en arrière et réembaucher localement. En Europe, nous n'avons pas commis la même erreur et le taux de satisfaction de nos clients est bon. Nous n'avons pas de raison de changer de politique.

Comment conciliez-vous le système Dell de gestion des ressources humaines, individualisé, avec les obligations du Code du travail ?

Je m'attache à trouver des collaborateurs partageant les valeurs de compétition et de sens de l'effort qui sont la base de la culture interne chez Dell. J'applique le mode de GRH de l'entreprise car c'est un bon système, ce qui ne nous empêche pas de respecter le Code du travail et toutes les obligations légales.

La pression pour atteindre les objectifs est permanente. Cela provoque-t-il du stress parmi les salariés ?

Les demandeurs d'emploi sont certainement plus stressés que nos salariés. Par ailleurs, nos salariés ont des objectifs précis et disposent des informations nécessaires pour relier leur travail aux objectifs de l'entreprise. Les compétiteurs aiment ce genre de situation. Cela crée un bon stress qui leur permet de se dépasser. D'ailleurs les enquêtes sociales internes Tell Dell récoltent 76 % de satisfaction globale, ce qui est un bon score.

Les organisations patronales dénoncent les rigidités du marché du travail en France. Faut-il l'assouplir ?

Plus de flexibilité en matière de recrutement est certainement souhaitable. Dell est en croissance en France, nous pouvons donc embaucher sans crainte. Mais les entreprises qui sont sur des marchés plus volatils sont mises en danger par l'excès de protection des salariés qui empêche de licencier quand le marché se retourne. Il faudrait plus de fluidité des contrats de travail, avec des CDD plus longs. L'autre solution que nous utilisons est de prendre un grand nombre de stagiaires, pendant six à neuf mois, ce qui permet de les tester en vue d'une embauche éventuelle.

Plusieurs candidats à l'élection présidentielle souhaitent réhabiliter la valeur travail. Est-ce nécessaire ?

Il est souhaitable de remettre le travail au centre des débats. Il n'y a pas de plaisir sans effort, mais lorsqu'il n'y a pas de travail, il est rare de trouver du plaisir. Mais il faut mieux corréler le travail avec les revenus. Il faudrait même augmenter les revenus du travail et sans doute diminuer ceux du capital, car les premiers sont plus mérités. Mais il existe aussi aujourd'hui une disproportion entre la fiscalité du travail et celle du capital, qu'il convient de réduire.

Autre priorité, il est également nécessaire de différencier de façon plus importante les revenus de celui qui travaille et de celui qui est assisté. Le différentiel de pouvoir d'achat doit être plus important entre ceux qui ont un emploi et ceux qui en cherchent un, de façon à encourager les gens à reprendre une activité rapidement.

Propos recueillis par Éric Béal et Sandrine Foulon

THIERRY LABBÉ

54 ans.

1976

Diplôme d'ingénieur de l'École polytechnique de Lausanne.

1982

Titulaire d'un MBA de l'Insead.

1987

Directeur commercial chez Compaq France.

1997

DG de Cisco Systems.

2002

Rejoint Dell.

2006

Nommé vice-président et DG de Dell France, Dell Espagne et Dell Portugal.

Auteur

  • Éric Béal