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Vie des entreprises

Parler politique au travail : excès de “bravitude” ?

Vie des entreprises | Chronique juridique | publié le : 01.03.2007 | Jean-Emmanuel Ray

Dans l'entreprise, le salarié reste un citoyen. Non seulement il ne peut être sanctionné pour ses opinions politiques, mais rien ne l'empêche d'en faire publiquement état. À condition de ne pas abuser de sa liberté d'expression. Un usage intempestif et chronophage de sa messagerie électronique ou la diffusion de propos injurieux peuvent notamment être sanctionnés.

Tout navigateur sait qu'il faut éviter de prononcer le mot « lapin » sur un bateau. À quelques semaines de la présidentielle puis des législatives, parler ouvertement de politique en entreprise, est-ce vraiment raisonnable ? Au temps de la guerre froide, des films et de la vie politique en noir et blanc, nombre d'employeurs voyaient vite rouge face à la CGT alignée sur le PCF : les incidents étaient fréquents. Après plusieurs alternances ayant contribué à brouiller les lignes, les affaires de cette nature sont aujourd'hui rares, d'abord pour deux raisons non juridiques.

Parler ouvertement de politique au bureau est soumis à un fort contrôle social, augmentant d'ailleurs avec le niveau hiérarchique. Si la « bravitude » ou autre « héritation » égaient la cantine, voire la messagerie, politique rime souvent avec polémique. Or tout ce qui peut opposer des personnes se côtoyant huit heures par jour est mal vu par la hiérarchie mais aussi les collègues, y compris les militants estimant qu'il s'agit de vie personnelle et qu'il ne faut pas tout mélanger. Cela n'empêche pas les prises de position publiques lors des élections locales : en particulier à l'occasion de municipales parfois dignes de Clochemerle, où les candidats en lice peuvent travailler dans la même société. Côté entreprise, forcément éprise de RSE, licencier un salarié pour des raisons même très indirectement politiques ferait bien mauvais genre dans notre société de la réputation.

LIBERTÉ D'OPINION ET LIBERTÉ D'EXPRESSION DU SALARIÉ

Sur le plan juridique, la liberté d'expression figure aux articles 10 et 11 de notre Déclaration des droits de 1789 (« Un des droits les plus précieux de l'homme ») et à l'article 10 de la Convention européenne, la CEDH y voyant « l'un des fondements essentiels d'une société démocratique » : elle ne s'arrête donc pas aux portes de l'entreprise. On se souvient d'Alain Clavaud, ce salarié de Dunlop-Sumitomo sanctionné pour avoir donné une interview au journal l'Humanité (Cass. soc., 28 avril 1988). Contentieux qui avait permis à la chambre sociale de mettre fin aux pratiques de certains pater-patronus-patrons confondant système militaro-industriel et Grande Muette : « Dans l'entreprise et en dehors de celle-ci, le salarié jouit d'une liberté d'expression à laquelle il ne peut être apporté que des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché. Mais il ne peut abuser de cette liberté en tenant des propos injurieux, diffamatoires ou excessifs. » Même dans les entreprises de tendance (voir flash), il ne faut plus forcément « être en communion de pensée et de foi avec son employeur » (Cass. soc., 20 novembre 1986).

Évolution sociologique aidant, nous sommes ainsi passés du salarié citoyen au citoyen salarié, la loi du 4 août 1982 sur « les libertés du travailleur dans l'entreprise » ayant créé l'article L. 122-45 du Code du travail. Toute mesure de rétorsion fondée sur les « opinions politiques » est nulle de plein droit : si le salarié a été licencié, il peut ainsi obtenir du conseil de prud'hommes et selon son souhait soit sa réintégration, soit de substantiels dommages et intérêts. Fin 1992 surtout, l'article L. 120-2 a posé le principe général de proportionnalité.

Dans l'entreprise, ce ne sont donc pas les prises de position à la cafétéria mais les éventuels dégâts collatéraux – le trouble objectif – qui peuvent poser problème. Au-delà du cas juridiquement contestable de très médiatiques présentatrices du JT écartées provisoirement de leurs fonctions car leur conjoint ou ami participe à la campagne électorale (la femme de César répond de César ?), le militant ayant passé toute la nuit à coller des affiches et faisant du présentéisme contemplatif de 14 heures à 16 heures commettra quelques erreurs de comptabilité ou n'atteindra pas ses objectifs. Si, pendant les pauses, tout salarié peut librement vaquer à des occupations personnelles et donc discuter politique s'il trouve un interlocuteur, passer des heures sur paslesroyal.com ou bombarder en continu les collègues de courriels politiques peut constituer des fautes disciplinaires.

2007 restera en effet une date symbole : celle de l'irruption d'Internet dans la vie politique, mais aussi, campagne aidant, dans l'entreprise à travers la messagerie, les forums internes et les blogs, personnels ou professionnels. Logiquement, c'est alors le même régime que dans les bureaux : liberté d'expression, sous fort contrôle social et sans dégâts collatéraux. Donc pas de chats deux heures par jour depuis son adresse électronique professionnelle, d'envois en nombre de tracts et surtout de vidéos en dossiers joints.

En revanche, le salarié a toute liberté pour créer à son domicile son blog de soutien à Olivier Besancenot : « La communication au public par voie électronique est libre. L'exercice de cette liberté ne peut être limité que dans la mesure requise par le respect de la dignité de la personne humaine, de la liberté et de la propriété d'autrui, du caractère pluraliste de l'expression des courants de pensée et d'opinion. » (Article 1 de la loi du 21 juin 2004.) Mais, s'il répond dans la journée et donc sur son temps de travail à ses contributeurs, l'entreprise pourra alors le sanctionner au titre de ce temps payé mais perdu pour elle… en espérant qu'en cas de dérapage la personne physique ou morale violemment mise en cause par son préposé ne lui demande pas, à elle, réparation en tant que commettant (cour d'appel d'Aix, 16 mars 2006).

S'agissant du cas spécifique des blogs personnels de fonctionnaires (y compris des inspecteurs du travail, voire des magistrats racontant leur quotidien sous un pseudonyme), la réponse ministérielle du 30 janvier 2007 rappelle légitimement « l'obligation de réserve qui contraint les agents publics à observer une retenue dans l'expression de leurs opinions, notamment politiques. L'appréciation du comportement varie selon plusieurs critères : nature des fonctions, rang dans la hiérarchie, circonstances et contexte dans lesquels l'agent s'est exprimé, et notamment la publicité des propos. Dans le cas du blog, cette publicité ne fait aucun doute : tout va dépendre alors du contenu du blog ».

Ce sont donc les dérapages publics ad hominem ou ad mulierem, fréquents surtout en fin de campagne, qui sont sanctionnés. Ainsi, la chambre sociale a légitimement rappelé à l'ordre, le 6 juillet 2005, des juges confondant débat politique et combat de rue. Un salarié avait été licencié pour avoir écrit dans le Monde libertaire un article mettant en cause l'entreprise (« putasserie ») et surtout ses propres collègues (« attitudes dégueulasses de faux-culs », « collabos de classe »). Selon la cour d'appel, cette exquise finesse dans l'analyse ne constituait que « la libre expression d'un citoyen » : elle avait donc ordonné en référé la réintégration du malheureux pamphlétaire parmi les « collabos ». Au visa de l'article L. 120-2, la Cour de cassation a rappelé que « l'usage de la liberté d'expression peut justifier un licenciement s'il dégénère en abus ».

DÉBAT POLITIQUE ET IRP

Depuis Jean-Paul Sartre allant à la rencontre de la classe ouvrière, beaucoup d'eau a passé sous les ponts. La loi du 28 octobre 1982 a autorisé syndicat et comité d'entreprise à inviter une personnalité « autre que syndicale » (sic) pour une conférence. Mais, contrairement à l'invitation d'une personnalité syndicale, l'accord exprès de l'employeur est alors obligatoire. Cette faculté reste très peu utilisée, l'histoire récente ayant montré que les salariés n'appréciaient guère le mélange des genres.

Depuis la loi du 4 mai 2004, enfin, certains comités d'entreprise ou syndicats utilisent en revanche leur accès à l'intranet pour lancer des appels directement ou indirectement politiques (thème récurrent de la « libération de José Bové », réunions altermondialistes), mettant la direction tactiquement dans l'embarras. Mais les accords collectifs autorisant cet accès rappellent souvent que les informations mises en ligne doivent avoir « un caractère syndical », avec, en cas d'infraction, suspension provisoire de l'accès.

S'agissant de courriels en provenance de sites Internet externes, l'arrêt rendu par la chambre sociale le 25 janvier 2005 est très restrictif : « La diffusion de tracts et de publications syndicaux sur la messagerie électronique que l'employeur met à la disposition des salariés n'est possible qu'à la condition soit d'être autorisée par l'employeur, soit d'être organisée par voie d'accord d'entreprise. » A fortiori, des courriels en provenance de partis politiques et autres associations proches, bien que ne constituant pas du spamming illégal faute d'intention lucrative, peuvent se heurter au pare-feu des entreprises, soucieuses de ne pas multiplier les risques d'intrusion mais également de ne pas transformer leurs bureaux en petite Mutualité.

GRÈVE POLITIQUE ET MOUVEMENT ILLICITE

Banales mais souvent violentes au début de la IVe République, les grèves exclusivement politiques n'ont jamais trouvé grâce devant la Cour de cassation. L'employeur visé ne pouvant négocier ces revendications qui lui échappent, il n'est pas « le partenaire social adéquat » pour reprendre l'expression du droit allemand. Mais la frontière entre le politique et le social est, particulièrement en France, incertaine : ainsi, dans un service public, le refus des privatisations ou de la modification de la politique gouvernementale concernant les rémunérations ne vise pas directement l'employeur en cause. Même difficulté pour le juge lorsque des salariés du privé se mettent en grève contre la dixième réforme des retraites : « Caractérise l'exercice du droit de grève une cessation concertée et collective du travail en vue de soutenir un mot d'ordre national pour la défense des retraites, qui constitue une revendication à caractère professionnel » (Cass. soc., 15 février 2006). Si l'employeur en cause se trouve effectivement bien démuni, la chambre sociale pouvait-elle raisonnablement faire autrement et, estimant que le mouvement était illicite, autoriser ainsi des sanctions disciplinaires ?

Flash
Et dans les entreprises de tendance ?

Que ferait le Parti communiste si l'un de ses salariés désavouait publiquement Marie-George et déclarait sa flamme pour José ? Combien de permanents syndicaux ont connu de sérieux problèmes lorsqu'ils se sont mis à critiquer la ligne de l'UL ou de la fédé ? Même dans les entreprises de tendance (syndicats, associations engagées, partis politiques), la chambre sociale veille à séparer liberté d'opinion et liberté d'expression, comme le prouve l'arrêt du 28 avril 2006. Une assistante parlementaire avait exprimé des désaccords politiques avec son député employeur, puis annoncé son retrait de sa liste : elle est licenciée pour… perte de confiance. « Aux termes de l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi. Selon l'article L. 120-2 du Code du travail, nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché. Il en résulte que si le secrétaire parlementaire peut être tenu de s'abstenir de toute position personnelle pouvant gêner l'engagement politique de son employeur, aucune autre restriction ne peut être apportée à sa liberté d'opinion. En se retirant de la liste en préparation, la salariée n'a fait qu'user de sa liberté d'opinion. »

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray